Frédéric Maurin (président du SNSP) : "En aucun cas la culture n'est une variable d'ajustement"

"La fin du service public du spectacle vivant dès 2023 ?" Telle est la question à laquelle vont tenter de répondre les participants au débat coorganisé par le Syndicat national des scènes publiques (SNSP) et l'Union syndicale des employeurs du secteur public du spectacle vivant (Usep-SV) dans le cadre des Biennales internationales du spectacle (BIS) qui se tiennent à Nantes les 11 et 12 janvier. Pour Localtis, Frédéric Maurin, président du SNSP, revient sur les difficultés actuelles du secteur, de la conjoncture économique au respect de la liberté de création.

Localtis - Où en sont les scènes publiques en ce début 2023 ?

Frédéric Maurin - Les scènes publiques sont un peu inquiètes en ce moment. Plusieurs paramètres opèrent un effet ciseau, à la fois le caractère inflationniste général qui gonfle les frais généraux auxquels sont confrontés les responsables de lieux culturels, que ce soit les flux d'énergie, mais aussi les frais de transport, les frais de restauration ou les frais d'hébergement, particulièrement dans les grandes villes où l'on observe une augmentation sensible des prix des chambres d'hôtel. Il y a donc ce côté inflationniste qui pèse. L'autre point qui porte sur nos budgets et sur l'exercice harmonieux de nos activités, c'est aussi la crise sociale que nous traversons. L'inflation pèse sur le pouvoir d'achat des collaborateurs permanents des théâtres et l'on se doit de réviser à la hausse leurs salaires, le tout mis en miroir avec le fait que les budgets des collectivités territoriales sont très contraints et certaines vont réviser à la baisse assez sensiblement en 2023 et probablement en 2024 les dotations et subventions de fonctionnement qu'elles accordent à leurs équipements culturels. On va être dans une équation impossible qui, à terme, va entamer fortement la marge artistique, c'est-à-dire les moyens de contractualiser avec des équipes artistiques et présenter des spectacles dans nos établissements.

Ces coupes budgétaires sont-elles déjà à l'œuvre et dans quelles proportions ?

Bien sûr qu'elles commencent. On rentre dans la fin des débats d'orientation budgétaire. Cela va de quelques milliers d'euros pour certains projets à plus. Certaines collectivités vont appliquer une baisse de dix, vingt ou trente pour cent. Mais c'est variable, les collectivités s'administrent librement, chacune à l'aune de ces compétences et de ses obligations, selon qu'elles gèrent un théâtre à l'italienne du XIXe siècle ou un bâtiment datant d'il y a une dizaine d'années. C'est à géométrie variable avec des baisses de subventions et de dotations de manière significative pour certains. Il y a aussi des demandes de collectivités à leurs équipes culturelles de faire moins de levers de rideau pendant cette saison, ça c'est acté.

Comment vos équipements sont-ils impactés par la hausse du coût de l'énergie ?

Pour les théâtres en régie autonome, les théâtres nationaux ou les scènes labellisées, qui ont tous la gestion complète du bâtiment, la crise énergétique a un impact direct comme pour n'importe quel autre opérateur professionnel. On a des factures qui ont été multiplié par trois ou quatre. En ce qui concerne le chauffage mais aussi l'éclairage, qui dans le cas d'un concert ou de la danse est assez énergivore, cela va être de plus en plus compliqué pour ceux qui sont en régie directe et ont leurs fluides payés par la collectivité. On a des exemples de villes qui disent qu'il n'y aura pas de résidences, par exemple. Les équipes artistiques vont avoir de plus en plus de mal à trouver des espaces pour répéter et fabriquer leurs œuvres. S'il leur faut une ou deux semaines de répétition, des collectivités vont fermer purement et simplement les établissements.

Craignez-vous des fermetures de lieux de spectacle ?

On a la chance d'avoir un hiver pour l'instant clément. À l'automne, on pouvait craindre qu'avec un hiver très rigoureux les factures s'envolent. Certaines collectivités avaient prévenu les directeurs d'établissement en leur disant : attention, si on a -5° ou -10°, on pourrait fermer l'équipement. La douceur de l'hiver aujourd'hui fait que cette problématique reste présente, notamment si on a un très gros coup de froid en janvier ou février, mais néanmoins un peu moins prégnante.

Les scènes publiques en régie autonome se rapprochent-elles des collectivités pour bénéficier des contrats d'électricité plus avantageux de ces dernières ?

Bien sûr. Un opérateur en autonomie de gestion sur la question énergétique a tout intérêt à se rapprocher de la collectivité. Au SNSP, notre ADN c'est le dialogue permanent avec les exécutifs territoriaux. Dès qu'on peut trouver des solutions, faire des économies, on va essayer de se diriger vers ça. Certaines collectivités ont des réseaux de chaleur auxquels sont reliés une maison de retraite, une crèche, une piscine. Évidemment, dans ce cas-là, l'impact est important. Chaque micromodèle économique aborde la gestion de son équipement culturel de façon différente. C'est une question qu'on ne se posait pas il y a trente ans. Aujourd'hui, elle devient plus que prégnante, urgente. Il est donc plus avantageux de se rapprocher de contrats de collectivités plutôt que rester avec un contrat passé il y a trois ou quatre ans par l'association ou l'opérateur qui gère le lieu.

Le débat que vous organisez à Nantes dans le cadre des BIS pose une question provocatrice : "La fin du service public du spectacle vivant en 2023 ?". Y a-t-il un risque que cela se réalise ?

Au-delà des problèmes économiques que nous traversons et dont, d'ailleurs, on ne voit pas comment on va se sortir rapidement, il y a dans des théâtres et scènes publics de plus en plus d'interventions, soit de directeurs généraux des services, soit d'élus chargés de la culture, voire de responsables d'exécutifs, d'ingérence dans les choix programmatiques. Le service public des arts et de la culture repose sur la loi sur la création artistique et le patrimoine, à savoir liberté de création et de programmation. Quand on commence à dire qu'on veut tel spectacle vu à la télé plutôt que de l'exigence artistique, ce sont des coups de boutoir qui pèsent sur certains projets. On a vu plusieurs scènes conventionnées d'intérêt national, des théâtres de ville sous convention avec l'État disparaître récemment au profit de théâtres qui relèvent plus du divertissement commercial et s'inscrivent plus dans une politique d'attractivité territoriale ou de développement économique que dans une politique d'émancipation du citoyen et de mieux-disant social.

Selon vous, l'élu n'a aucune légitimité à intervenir dans votre programmation ?

Non. Au regard de la loi, non. Nous réclamons une indépendance totale pour les programmateurs. Un programmateur est engagé sur un projet. Il n'arrive pas masqué en disant qu'il ne va faire que du théâtre pour, in fine, ne faire que du cirque. Pas du tout. On est pour le dialogue permanent, pas pour l'ingérence et la sommation. Pour nous, un élu n'a pas à dire "vous devez programmer telle ou telle chose !" C'est un combat de plusieurs années, voire plusieurs décennies, qui a été mené par les programmatrices et programmateurs du service public afin d'avoir leur autonomie, leur indépendance et leur liberté. Il n'empêche, au moment de son recrutement, qu'on l'interroge et qu'on lui demande de préparer une note d'orientation artistique, c'est là-dessus qu'on va entrer en discussion. Si on vous propose une chose et que le programmateur vous fait autre chose, alors vous êtes en droit de l'interpeller sur son projet, mais pas au cas par cas, sur telle ou telle œuvre, en disant "Vous me déprogrammez ça, vous me programmez ça !" Un responsable d'exécutif ne va pas voir l'entraîneur de football en lui disant "Prenez Pierre comme avant-centre plutôt que Jacques !"

Ça s'est vu…

Oui, ça s'est vu et ça irrite particulièrement l'entraîneur. De la même façon on n'a peu d'élus qui vont voir leur bibliothécaire en lui demandant pourquoi il n'a pas pris le dernier Derrida ou pourquoi le fonds ne propose pas les œuvres complètes de la Pléiade. C'est un professionnel qui a été recruté, il anime sa bibliothèque et fait ses choix éditoriaux.

Quelles solutions pour éviter la fin du service public du spectacle vivant ?

Le dialogue, la co-construction permanente. Une collectivité qui se trouverait dans une situation financière très délicate, si en février elle annonce qu'elle va retirer 20% de nos moyens, notre saison est déjà construite. En général, on a contractualisé avec des équipes artistiques jusqu'au mois de juin et on est en train d'élaborer la saison suivante. Cela attaque donc directement le travail de la personne. Au mois de novembre ou décembre, on peut se mettre autour de la table et voir comment surmonter le problème, en optimisant l'argent qui nous est confié, par des actes de mutualisation entre différents opérateurs d'un même territoire ou à l'échelle régionale ou nationale. Si tant est qu'on doive faire preuve de sobriété, puisque le mot est à la mode, car la collectivité connaît une tension budgétaire importante, il faut qu'on en parle, on a des solutions, on peut inventer des choses, on peut travailler autrement. On l'a vu pendant le Covid et on le verra dans une crise économique, de financement public.

Quel dialogue entretenez-vous avec les associations nationales d'élus ?

On est en contact permanent depuis notre création avec la FNCC, bien évidemment, avec l'AMRF, avec l'AMF, et un peu moins avec Départements de France, en raison de ses compétences moins larges en matière de culture, et surtout avec les représentants de la culture au sein de ces associations. Souvent, l'élu à la culture souffre dans sa propre équipe municipale. Il est obligé de batailler au sein de son propre exécutif. Quand on le rencontre, bien souvent, l'élu à la culture est d'accord avec nous mais nous dit qu'il faut arriver à convaincre le président d'exécutif du bien-fondé de l'action. Je vais reprendre cet éternel adage qui m'agace parfois un peu : en aucun cas la culture n'est une variable d'ajustement. Investir dans la culture, c'est investir dans le pacte républicain, de la même façon que l'on investit dans la sécurité publique, dans la santé, le social ou l'éducation. Cela a été affirmé par tous les gouvernements depuis la Libération. Depuis quelques années, on sent que ce principe est chahuté…