Fibrer la France : jusqu'où ira-t-on ?
Ces dernières semaines, de nombreux signaux semblaient indiquer à la fois l'intérêt croissant des investisseurs privés pour le déploiement des réseaux de télécommunications, sous contrôle renforcé de l'Arcep, et le retrait progressif de l'Etat dans le financement de ces infrastructures stratégiques. Engagements des opérateurs, recours aux technologies alternatives à la fibre, évaluation socio-économique des RIP : les facteurs d'évolution du très haut débit sont nombreux. Le point sur le sujet.
Régulation et transparence étaient les maîtres mots des échanges du Graco 2018 (Groupe d'échange entre l’Arcep, les collectivités territoriales et les opérateurs) qui s'est tenu début avril. Et pour cause : dans un contexte marqué par des incertitudes quant aux ambitions et aux capacités réelles de déploiement des grands aménageurs du numérique - aussi bien l’Etat, via le plan France Très Haut Débit, que les grands opérateurs -, on est en droit de questionner la stratégie gouvernementale du haut débit pour tous (HD, supérieur à 8 Mb/s) pour 2020, et du très haut débit pour tous (THD, supérieur à 30 MB/s) pour 2022. Avec une question centrale : en cas d’essoufflement, quels territoires seraient laissés pour compte ?
Nouveau départ pour les RIP
A ce jour, seulement un tiers des départements ont commencé les déploiements prévus dans le cadre des réseaux d’initiative publique (RIP), si bien que l’on compte 1,2 million de lignes raccordables début 2018, un chiffre en croissance rapide. Pour mémoire, les RIP doivent desservir à terme 45% de la population française en THD, soit 9 millions de lignes, essentiellement par la fibre optique. Ils représentent un investissement total de 14 milliards d’euros, dont 3,3 milliards financés par l’Etat, abondés à travers le guichet France THD, et 3,7 milliards par les collectivités, le reste devant être autofinancé par la commercialisation des réseaux.
La grande promesse de l’année tient non seulement à l’accélération des déploiements de RIP, mais surtout à l’arrivée d’opérateurs tiers sur ces réseaux nativement conçus pour accueillir, dans chaque cas, les concurrents de l’installateur. Une dynamique qui s’engage progressivement, un certain nombre d’offres commerciales d’opérateurs tiers étant prévus, notamment sur les réseaux d’Altitude Infrastructure.
Cap sur les technologies alternatives à la fibre
En dépit de l’accélération des déploiements de la fibre (12.000 nouvelles prises par jour ouvré en 2018), les pronostics de couverture à horizon 2020 et 2022 sont insuffisants pour que les objectifs du gouvernement reposent exclusivement sur la technologie filaire.
Le 9 avril, lors de la 4e Conférence du Plan France THD, son directeur Régis Baudouin précisait qu’en 2020, 5 à 6% des locaux ne seront pas éligibles à un minimum de 8 Mb/s via le réseau filaire. Par conséquent, certains territoires devraient recourir à des technologies alternatives. Le guichet du THD radio, ouvert par l’Arcep en décembre 2017, a déjà enregistré sept demandes d’attribution de fréquence (Aude, Côte-d’Or, Saône-et-Loire, Yonne, Loiret, Seine-et-Marne, Seine-Maritime).
Par ailleurs, le ministre de la Cohésion des territoires, Jacques Mézard, a annoncé lors de cette même conférence l’ouverture fin 2018 d’un guichet ”Cohésion numérique”, doté d’une enveloppe de 100 millions d’euros pour subventionner - à hauteur de 150 euros par foyer - l’installation d’équipements de réception dans les territoires les plus isolés. "Nous soutiendrons dans ce cadre toutes les technologies : 4G fixe, satellite ou THD radio”, précisait-il, tout en glissant un mot favorable au sujet de l’initiative d’Orange en la matière.
L’opérateur historique s’est en effet positionné sur ce marché alternatif en annonçant récemment un accord avec Thalès et Eutelsat pour la commande d’un système satellitaire “qui permettra de proposer en 2021 une offre d'internet fixe très haut débit pour les habitations les plus isolées de notre territoire", expliquait dans un communiqué la secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Économie et des Finances, Delphine Gény-Stephann. Répondant au doux nom de Konnect VHTS, cet équipement de pointe d’une capacité de 500 Gbps permettra à Orange de commercialiser ses services satellitaires en Espagne, en Belgique, en Roumanie et au Luxembourg, où il est également présent. En outre, le partenariat avec Thalès porterait notamment sur la distribution de services de connectivité aux gouvernements.
Les opérateurs acceptent des engagements opposables sur les zones Amii
Au terme de plusieurs années de flou au sujet des agglomérations de taille intermédiaire (les zones Amii, ayant fait l’objet d’un appel à manifestation d’intention d’investissement en 2011), qui étaient pour certaines délaissées par les opérateurs qui s’y étaient engagés, une résolution à l’amiable est envisagée. Orange et SFR ont annoncé par courrier au gouvernement, respectivement le 20 février et le 15 mars, leur intention de rendre éligibles à une offre commerciale d’accès à la fibre optique 12,7 millions de logements et locaux professionnels d’ici 2020. Ces prises correspondent à l’intégralité des locaux compris dans leurs zones Amii respectives, principalement dans le giron d’Orange, tandis qu’environ 3 millions de lignes, hors accord d’exclusivité (et donc sans contrôle public) restent disputées entre les deux groupes.
Le gouvernement a saisi l’Arcep début avril pour avis au sujet des engagements formulés. Encadrés par l’article L.33-13 du Code des postes et des communications électroniques, ces engagements, s’ils sont acceptés, deviendront opposables et exposeront les opérateurs - en cas de manquement - à des pénalités qui sont en cours de définition dans le cadre du projet de loi Elan.
Les collectivités appellent à l’investissement privé pour colmater les RIP les plus incertains avec les Amel
Dans les territoires ruraux, certains projets sont encore loin d’être sécurisés, en particulier concernant les extensions et tranches conditionnelles des réseaux fibrés déjà engagés. Afin d’accélérer la cadence, les collectivités sont invitées à soumettre à l’Etat les secteurs pour lesquels elles souhaitent recourir à l’investissement privé. Sur ces portions particulières du futur réseau sont émis des Appels à manifestation d’engagement locaux (Amel) qui pourraient concerner 1 à 3 millions de prises. Derniers outils en date de l’attribution des futurs réseaux à déployer, les Amel viennent confirmer la substitution de l’investissement privé au guichet étatique - désormais tari - pour financer la dernière étape présumée de la constitution du réseau de fibre sur le territoire français. Les zones Amel seront attribuées au cours de l’été ; les engagements subséquents pourraient être encadrés dans le cadre, cette fois encore, de l’article L.33-13 déjà cité.
L’Arcep ouvre le dialogue pour rationaliser les déploiements et éviter les doublons
L’intention du groupe Altice (SFR) de ”fibrer l’intégralité du territoire” unilatéralement, exprimée l’été dernier, avait jeté un pavé dans la mare. Le groupe s’était rétracté quelques mois plus tard, non sans laisser planer un climat de suspicion entre les divers acteurs de la fibre, des exploitants au régulateur. Des incursions récentes d’Orange, sur des secteurs déjà pris en charge par la collectivité ou par un concurrent, ont ravivé ces craintes : “Toute stratégie de doublonnage et de débauchage est inadmissible”, déclarait récemment Sébastien Soriano, président de l’Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes (Arcep).
Afin d’organiser au mieux les futurs déploiements, et d’éviter la duplication de certaines portions du réseau de fibre optique, l’Arcep s’en remet au contrôle réciproque des opérateurs par les opérateurs. Elle a mis en consultation un projet de recommandation “relative à la cohérence des déploiements des réseaux en fibre optique jusqu'à l'abonné”, invitant ainsi les opérateurs, dans une dynamique de régulation par les pairs, à formuler des propositions concrètes afin de prévenir les comportements de préemption des zones à déployer, et d’éviter la superposition inefficace des réseaux. Toutefois, les doublons ne sont pas formellement condamnés, et l’Arcep s’apprête à les encadrer plutôt qu’à les proscrire. Le document de consultation, prenant acte de l’intérêt vigoureux des investisseurs pour les réseaux de fibre, confirme au passage que le guichet du plan France THD (3,3 milliards d’euros), presque épuisé, ne sera pas réouvert : l’investissement de l’Etat touche à sa fin en matière de RIP.
L’Etat invite les collectivités à mobiliser l’investissement privé pour achever la couverture des territoires ruraux
Dans les territoires ruraux, certains projets sont encore loin d’être sécurisés, en particulier concernant les extensions et tranches conditionnelles des réseaux fibrés déjà engagés. Afin d’accélérer la cadence, les collectivités sont invitées à soumettre à l’Etat les secteurs pour lesquels elles souhaitent recourir à l’investissement privé.
Sur ces portions particulières du futur réseau sont émis des Appels à manifestation d’engagement locaux (Amel) qui pourraient concerner 1 à 3 millions de prises.
Derniers outils en date de l’attribution des futurs réseaux à déployer, les Amel
semblent confirmer la substitution de l’investissement privé au guichet étatique - désormais tari - pour financer la dernière étape présumée de la constitution du réseau de fibre sur le territoire français. Les zones Amel devraient être attribuées au cours de l’été - dans l’hypothèse où des projets seraient présentés aux services de l’Etat. Les engagements subséquents pourraient être encadrés dans le cadre, cette fois encore, de l’article L.33-13 déjà cité.
Les experts se penchent sur l’évaluation socio-économique des RIP
Face au montant des investissements publics engagés dans le Plan France THD, la question de l’évaluation socio-économique des projets d’infrastructures de télécommunications est posée. Cette expertise est systématique pour tout projet dont l’investissement public dépasse 100 millions d’euros. Courantes dans le monde du transport routier et ferroviaire, ces études, selon les experts réunis le 5 avril par France Stratégie autour d’un colloque sur le sujet, semblent manquer encore de maturité sur les projets d’investissement pour le très haut débit. Certes, les études d’impact se multiplient depuis plusieurs années (la Firip a lancé un observatoire sur le sujet en 2013), pour autant, l’ajustement des variables d’estimation - encore
tributaire des observations effectuées sur les déploiements - est encore en débat en raison des évolutions qu’ont connu les projets dans leur montage économique et juridique (notamment avec le passage du modèle d’affermage au modèle concessif).
Certaines tendances se dégageraient tout de même des contre-expertises réalisées à la demande de la Mission France THD et présentées lors de ce colloque par des experts affiliés au Secrétariat général pour l'investissement (SGPI). Ils constatent que l’investissement public massif qui caractérisait, historiquement, les premiers RIP lancés par des collectivités, aurait pesé sur leur équilibre socio-économique, si l’on considère l’analyse coûts-bénéfices pour la collectivité prise dans son ensemble (habitants et actifs). A l’inverse, l’investissement privé aurait été nettement plus conséquent dans les derniers RIP en date : 30% de l’investissement dans le projet THD 59-62, lancé en 2015, contre 8% dans le RIP Ardèche Drôme Numérique (ADN), lancé en 2004. En conséquence, et avec des méthodes légèrement différentes, les experts estiment, par exemple, que le projet de RIP Nord et Pas-de-Calais pourrait être “socialement rentable” - au sens des externalités captées
par la collectivité - en 2027, et seulement en 2051 pour le RIP ADN. Une bonne nouvelle, près d’un tiers des projets de RIP ont été conclus en 2017, et profitent ainsi en théorie des meilleures conditions d’investissement.
Il n’en reste pas moins, soulignent les experts, qu’au delà de sa logique économique, le déploiement de la fibre est aussi un geste d’aménageur. Leur méthode d’analyse est présentée avant tout comme un outil d’aide à la décision : l’enjeu de l’évaluation socio-économique est bien d’objectiver le débat entre les experts techniques et les élus qui, in fine, restent les garants de l’intérêt général et prennent leurs décisions en conséquence.