En dix ans, les politiques industrielles n'ont eu qu'un effet "stabilisateur"
Alors que le gouvernement vient de lancer un nouveau plan en faveur de l'industrie, vendredi 29 novembre, la Cour des comptes s'interroge sur l'efficacité de ce type de plans qui se sont multipliés depuis une dizaine d'années pour des résultats "peu concluants" et "fragiles".
La politique de réindustrialisation bat sérieusement de l'aile, sur fond de concurrence exacerbée et d'envolée des coûts de l'énergie pour les entreprises hexagonales… et européennes. Témoin, l'avalanche des plans sociaux : Michelin, ArcelorMittal, Valeo, Sanofi, Stellantis, sans parler de la grande distribution avec Auchan… Selon la CGT, près de 250 plans de licenciements sont en préparation et concernent entre 170.000 et 200.000 emplois. C'est dans ce contexte que le gouvernement a lancé, depuis Limoges, sur le site de Texelis, qui produit des véhicules blindés, un nouveau plan baptisé "Ambition industrie", vendredi 29 novembre. "Je comprends l’inquiétude des salariés quand il y a des risques de fermeture. Je veux le dire haut et fort : pour moi il n’y a pas de fatalité. (...) Nous allons nous battre avec les membres du gouvernement, avec les élus, avec les entreprises pour cette reconquête industrielle (...). On ne va pas laisser les gens ni les territoires seuls au bord du chemin", a déclaré le Premier ministre, Michel Barnier, en présentant ce plan qui comporte à la fois des mesures d'urgence (détection des signaux faibles, accompagnement...) et de plus long terme (décarbonation, simplification, reconversion...). Il a repris à son compte l'une des mesures du plan d'action sur la simplification de la vie des entreprises présenté par Bruno Le Maire au mois d'avril : l'exclusion des projets industriels du champ de la Commission nationale du débat public (CNDP)... qu'il a lui-même créée il y a trente ans. "Je crois qu'on est allé trop loin [dans la transparence]", a-t-il justifié. "Je suis favorable à ce que l'on exempte l'industrie du zéro artificialisation nette, qu'on appelle ZAN, pour une période de cinq ans, au terme de laquelle nous ferons une évaluation", a également déclaré Michel Barnier, en écho à l'une des dispositions du projet de loi de simplification de la vie économique du précédent gouvernement, attendu à l'Assemblée début 2025 (voir notre article du 23 octobre)
Alors que de premiers signes d'inquiétude sur l'industrie se faisaient jour, l'Assemblée nationale avait demandé l'an dernier à la Cour des comptes de se pencher sur l'efficacité des politiques publiques en faveur de l'industrie entre 2013-2023, le rapport Gallois de 2012 étant censé marquer une rupture.
Le rapport issu des travaux de la Cour, intitulé "10 ans de politique en faveur de l'industrie : des résultats encore fragiles", évacue le terme de "réindustrialisation" usé jusqu'à la corde et évoque tout au mieux une "stabilisation récente et à un niveau bas du poids de l'industrie dans l'économie". Depuis une dizaine d'années, la part de l'industrie manufacturière se stabilise autour 11% de la valeur ajoutée totale de l’économie et reste "nettement inférieure à celle de l’Allemagne (21%) et de l’Italie (17,5%)", comme l'a rappelé le président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, jeudi 28 novembre, lors de la présentation du rapport devant la commission des finances. Rapport qui fait suite à celui publié la semaine dernière sur la première phase du programme "Territoires d'industrie" (voir notre article du 22 novembre).
Près de 27 milliards d'euros par an
Pendant la période étudiée – à laquelle Pierre Moscovici a participé en tant que ministre de l'Économie de 2012 à 2014 –, les pouvoirs publics ont lancé des plans de soutien à l'industrie "tous les deux ou trois ans". Or le bilan s'avère pour la plupart "peu concluant", estiment les magistrats. Ce n'est pas faute de moyens car ces derniers ont fortement augmenté passant de 17 milliards d'euros par an entre 2012 et 2019 à 26,8 milliards d'euros à partir de la crise du Covid en 2020, avec le lancement du plan de relance de 100 milliards d'euros et du plan d'investissement France 2030. En intégrant les prises de participation (APE et Bpifrance), les interventions publiques s'élèvent même à 34,8 milliards d'euros par an dans la période la plus récente. Dans ce total, les collectivités occupent une "part marginale". Elles consacrent environ 232 millions d'euros par an aux entreprises industrielles entre 2020 et 2023, soit 10% du volume total des transferts aux entreprises. Le volet territorial des politiques industrielles s'incarne principalement dans la part régionale du PIA (programme d'investissement d'avenir), soit 5,6 milliards d'euros entre 2010 et 2020 orientés vers des projets collaboratifs et des structures d’accompagnement.
Ciblage insuffisant
De manière générale, ces plans successifs pâtissent d'un "ciblage insuffisant" et du choix "d'instruments peu efficaces". C'est le cas du plan France 2030 de 54 milliards d'euros lancé en 2021 et qui n'échappe pas au "saupoudrage". La Cour invite à concentrer ses investissements "sur les maillons de la chaîne de valeur pour lesquels l’effet de transformation sera le plus marqué", avec un montant médian porté de 1 à 3 millions d'euros.
Des efforts importants ont été réalisés sur la compétitivité coût de l'industrie française. Le taux de taxation a été ramené de 35 à 25%, "soit un niveau inférieur à celui de l’Allemagne et de l’Espagne et se rapprochant de l’Italie". Mais cette fiscalité reste "sous-optimale", estime la rue Cambon, qui relance le débat sur la baisse des impôts de production (qui constituait un des piliers du plan de relance). La cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) affectent la "rentabilité" et la "capacité à exporter" des entreprises industrielles, estiment les magistrats qui invitent à revoir leurs modalités de calcul dans le cadre d'une évolution globale de la fiscalité des entreprises, afin de ne pas affecter les finances publiques…
75% de l'emploi industriel hors métropoles
La juridiction financière alerte sur les perspectives du prix énergétique. La production nucléaire a représenté un "avantage comparatif" pour l'industrie française. Entre 2012 et 2020, "le prix de l’électricité pour les grands consommateurs en France était inférieur de 40% à la moyenne de l’UE et de 92% aux prix en Allemagne", indique le rapport. Mais la reprise post-Covid et la guerre en Ukraine ont tout chamboulé, entraînant une envolée des prix de l'énergie. La fin au 1er janvier 2026 de l’Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique) fait peser une nouvelle menace sur la compétitivité de l’industrie, "en particulier les industries lourdes (métallurgie, chimie) qui cumulent un taux élevé d’ouverture à l’international et une forte exposition aux intrants énergétiques".
En revanche - et c'est un des rares constats positifs du rapport - "la tendance à la baisse de l’emploi industriel s’est inversée sur la période, à partir de fin 2017". Ce qui revêt un véritable enjeu de "cohésion sociale et territoriale" puisque, rappelle la Cour, "75% de l’emploi industriel est situé hors des métropoles". En 2023, la part de l'emploi industriel se stabilise à 10% de l'emploi total mais reste "plus faible" que dans les pays voisins (17% en Italie et 18% en Allemagne). Mais l'image de l'industrie "demeure dégradée", a déploré Pierre Moscovici. C'est un des "freins qui handicapent la compétitivité hors coût" de l'industrie. Ainsi, "parmi les apprentis ayant suivi une formation en 'métaux, mécanique' et en situation d’emploi en janvier 2021 six mois après leur sortie d’études, seuls 55% exerçaient un emploi correspondant à leur formation", relève le rapport. Or "52% des entreprises dans l’industrie étaient concernées par des difficultés de recrutement au premier trimestre 2024".
Pour les magistrats, la stratégie industrielle française doit s'articuler avec celle de l'Union européenne (dans la lignée des recommandations du rapport Draghi) et s'inscrire "dans la durée". La Cour recommande d'élaborer, d’ici 2026, un ensemble d’indicateurs macro et micro-économiques permettant de mesurer les impacts.