Démocratie participative et réseaux sociaux : comment avancer ?
Les réseaux sociaux peuvent-ils servir la démocratie participative ? À l'initiative de "Décider ensemble", des députés, des chercheurs et praticiens de la participation citoyenne, mais aussi des représentants de Facebook et Google ont échangé le 10 décembre, à l'Assemblée nationale.
Peut-on encore "débattre et décider à l'ère des réseaux sociaux" ? Cette question a servi de fil rouge à un colloque organisé le 10 décembre par le think tank "Décider ensemble", en lien avec plusieurs partenaires dont la Banque des Territoires. Planifiée alors que les "gilets jaunes" n'existaient pas encore, la rencontre s'est révélée particulièrement de circonstance, à l'heure où les élus nationaux et locaux s'interrogent sur ce mouvement inédit et sur les modalités du débat à venir. "Le débat national annoncé doit être beaucoup plus large", a déclaré le président de la République dans son allocution du 10 décembre au soir. Seront notamment abordées les questions de représentation, de loi électorale et de participation citoyenne, mais aussi d'organisation de l'État et de décentralisation (voir notre autre article de ce jour).
Des changements radicaux
Sera-t-il possible de canaliser l'intense participation qui s'est exprimée en ligne et dans la rue ces dernières semaines ? L'expérience a démontré la difficulté de l'exercice pour les pouvoirs publics, du fait du caractère "très spontané" de la participation en ligne, a rappelé Romain Badouard, maître de conférences à l'université Paris II Panthéon-Assas, en ouverture du colloque de Décider ensemble.
Lors de cette rencontre, des députés ont dit leur désarroi face aux changements radicaux et rapides induits par les réseaux sociaux sur le débat public et citoyen. Massivité des contenus diffusés, diversité des opinions et des formes d'expression, quasi-simultanéité entre les annonces politiques et les commentaires, imprévisibilité des réactions, insaisissabilité des règles du jeu du fait notamment des algorithmes… Pour Romain Badouard, les chiffres des utilisateurs des réseaux sociaux, avec notamment près de 25 millions d'utilisateurs quotidiens de Facebook en France en 2017, aident à prendre la mesure de ce "pluralisme radical".
"Les réseaux sociaux n'ont pas été conçus pour créer des consensus"
Il importe de réussir à "faire rentrer cette parole politique dans nos institutions", a insisté la députée (LREM, Français de l'étranger) Paula Forteza. Selon elle, cela nécessite d'abord de "mettre à jour nos institutions" ; plusieurs députés de la majorité plaident ainsi pour que la réforme constitutionnelle "aille plus loin" sur les questions de démocratie participative. Avec notamment l'idée d'un "conseil citoyen" - éventuellement décliné régionalement - composé de 150 à 200 personnes représentatives de la population française, qui viendrait "éclairer d'un œil nouveau les décisions politiques", a précisé Matthieu Orphelin, député (LREM, Maine-et-Loire) et vice-président de Décider ensemble.
Il est aussi nécessaire de créer des espaces en ligne expressément conçus pour le débat public, de l'avis de Paula Forteza, à l'origine avec Matthieu Orphelin de la plateforme LREM "Questions citoyennes au Parlement". Ces plateformes doivent être "conçues depuis le début pour créer des consensus", ce qui n'a jamais été la "vocation" des réseaux sociaux, a analysé la députée, ancienne d'Etalab. En la matière, il existe "des initiatives éparpillées qu'on doit passer à l'échelle", pour que le débat s'effectue dans un cadre clair et égalitaire, a poursuivi Paula Forteza. "Où est-ce qu'on veut faire de la politique ?", a-t-elle interpellé, rappelant l'inévitable manque de transparence des réseaux sociaux "qui sont quand même des compagnies privées".
"Intégrité des élections" : une équipe de 30.000 personnes chez Facebook
Deux des Gafam étaient représentées ce 10 décembre, lors d'une table ronde dédiée aux processus d'expression, d'information et de désinformation induits par Internet et les réseaux sociaux. Responsable "Politics & Governement" de Facebook pour la France et l'Europe du sud, Elisa Borry a énuméré les initiatives prises par le réseau social pour contribuer à l'"intégrité des élections". Depuis les élections présidentielles américaines, 30.000 personnes auraient été employées sur ces questions. Pour rétablir sa crédibilité et limiter les risques d'instrumentalisation du réseau à des fins politiques, Facebook supprime massivement des faux comptes - quelque 800 millions en 2018… - et noue des partenariats avec des médias pour vérifier les informations suspectes (1), avec Harvard autour d'un cours intitulé "Ressources sur le numérique", avec le Cevipof en 2017 "pour faciliter l’accès aux programmes des candidats à la présidentielle", ou encore avec des Civic Tech telles que Voxe.org et Make.org. Si Facebook ne peut pas supprimer une informations jugée fausse par son réseau de "facts checkers", il peut la "pénaliser" dans son algorithme, ce qui revient quasiment à la faire disparaître.
Commission européenne : un plan de lutte contre la désinformation
De la même façon, Google s'efforce d'amoindrir la visibilité des fausses informations dans le moteur de recherche et de privilégier les "sources d'autorité" en s'appuyant sur un réseau de "raters" de son algorithme, a détaillé Thibault Guiroy, responsable des relations publiques de Google. Ce dernier distingue les "fake news" des propos haineux "qualifiables juridiquement" et pouvant conduire - en particulier dans le cas d'une condamnation - au déréférencement du site.
À noter que la Commission européenne a présenté le 5 décembre 2018 son plan de lutte contre la désinformation. Elle annonce pour janvier prochain la publication du bilan des démarches entreprises par les acteurs ayant signé en octobre un code de bonnes pratiques – Facebook, Google, Twitter, Mozilla et des associations représentatives des plateformes et des annonceurs.
Des collectivités frileuses
Face à l'ampleur de l'audience et des moyens des géants du web, les pouvoirs publics, et en particulier les collectivités locales, apparaissent quelque peu démunis. "Il faut des compétences en interne. Ces plateformes font peur, donc souvent les collectivités décident de ne pas y aller", a observé David Prothais, fondateur du cabinet Eclectic Expérience. Ce qui susciterait le plus de craintes : l'image renvoyée à travers les réseaux sociaux et les critiques, mais aussi la manipulation de données du fait du règlement général sur la protection des données.
Or, pour David Prothais, "le public est là", sur les réseaux sociaux. Cet état de fait est désormais à prendre en compte dans toute démarche de participation citoyenne, quelles que soient les défauts et limites attribués à ces outils. Il estime que les réseaux sociaux permettent de toucher une diversité de personnes "à coûts moindres", d'aller "recruter des publics" souvent plus éloignés – sociologiquement ou géographiquement - des cercles participatifs plus traditionnels, mais aussi de disposer d'une "formidable matière" à analyser. Préconisant de diversifier les formats et espaces de participation, David Prothais estime que les débats publics peuvent parfois réserver des surprises. Sur les parcs éoliens en mer par exemple, les échanges les plus vifs auraient eu lieu lors des rencontres associant des "riverains inquiets", alors que les débats en ligne se seraient avérés "plus équilibrés".