Délégations de services publics : la Cour des comptes pointe des déséquilibres au détriment des collectivités
"Tenir les rênes", c’est en substance le message à l’adresse des collectivités territoriales contenu dans le rapport de la Cour des comptes consacré aux délégations de services publics locaux rendu public ce 19 décembre. La rue Cambon y propose un ensemble de leviers afin que le choix du mode de gestion soit dûment éclairé, que l’appel à concurrence soit effectif et que la relation avec l’entreprise délégataire soit équilibrée du début jusqu’à la fin du contrat de délégation, notamment en contrôlant plus efficacement les données d’exploitation qui s’y rapportent.
La Cour des comptes consacre un des derniers rapports thématiques de l’année au recours par les collectivités territoriales aux délégations de services publics. L’examen de la gestion déléguée des services publics locaux occupe, de longue date, une place importante dans les travaux de la Cour et des chambres régionales des comptes. Une grande variété de domaines sont d’ailleurs concernés : transports de voyageurs, eau, assainissement, déchets, chauffage urbain, cantines scolaires, lieux culturels et sportifs etc. Le recours à la délégation à une entreprise privée traduit la volonté d’externaliser la gestion d’activités techniques, le financement des investissements et le risque lié à l’exploitation. En contrepartie, les entreprises délégataires sont rémunérées par le paiement d’un prix par les usagers du service, souvent complété par une contribution de la collectivité.
En s’appuyant sur les contrôles effectués par les chambres régionales des comptes, le rapport, rendu public ce 19 décembre, fait ressortir des risques, des situations à éviter, ainsi que des bonnes pratiques à privilégier. La rue Cambon y plaide pour une maîtrise accrue des délégations de service public par les collectivités et leur propose différents leviers d’action pour exercer un contrôle "plein et entier, opérationnel et financier" sur leurs délégataires.
Pas toutes les cartes en main
La Cour s’est toutefois heurtée dans cet exercice à l’absence de données générales sur les contrats de concession au niveau national. Exception faite des domaines de l’eau, de l’assainissement et des déchets, les données relatives à la place, au montant, à la durée et à l’environnement concurrentiel des délégations "font largement défaut", note le rapport. Pour combler cet "angle mort", la Cour invite à recenser via l’Observatoire économique de la commande publique les nouvelles attributions de délégations, "comme le prévoient les textes depuis 2019, sans effet à ce jour". L’enquête a scruté plus particulièrement les contrats passés en 2023 (pour plus d’un milliard d’euros hors taxes au total). Ils recouvrent des montants très disparates - de 3.500 euros pour la gestion d’une fourrière à Montluçon (Allier) à 123 millions d’euros pour l’alimentation en eau potable du Syndicat mixte des communes alimentées par les canaux de la Siagne et du Loup (Alpes-Maritimes).
L’eau et l’assainissement représentent sans surprise plus du quart des contrats signés et plus de la moitié du montant des concessions (582 millions d’euros). Sont fréquemment délégués les services, de nature industrielle et commerciale, qui requièrent "une forte technicité et de lourds investissements" (transports urbains, réseaux de chaleur, eau et assainissement, déchets), remarque la Cour. A l’inverse, les collectivités ont tendance "à conserver en régie des services à caractère administratif faisant appel à une main-d’œuvre importante et souvent peu diplômée (gestion d’équipements, stationnement, petite enfance et restauration scolaire)".
Un choix pas suffisamment éclairé
Autre constat : le manque de balises quant au choix du mode de gestion et de l’opérateur de la délégation. Les textes en vigueur placent en réalité peu d’obligations à la charge des exécutifs des collectivités préalablement à la passation des contrats pour justifier du mode de gestion retenu. L’obligation d’évaluation préalable est restreinte aux seuls marchés de partenariat depuis 2018. Si tout projet de délégation doit donner lieu à un avis de la commission consultative des services publics locaux, "celui-ci n’est que consultatif", illustre également la Cour. Et le rapport présenté à l’assemblée délibérante afin de justifier ce choix a souvent un caractère "formel". Un premier progrès pourrait consister à en "normaliser" le contenu dans le code de la commande publique.
Le rapport fait aussi ressortir des évaluations préalables "non systématiques" et "inégalement abouties", qui débouchent généralement sur le recours à une délégation. La Cour prône des études plus fréquentes et plus approfondies afin de permettre aux entités locales de choisir le mode de gestion le mieux adapté. D’autant que celles-ci peuvent s’appuyer sur des structures publiques de conseil (départements, mission nationale d’appui au financement des infrastructures, Caisse des Dépôts, etc.).
Une concurrence souvent limitée
Une fois décidée la forme d’une délégation, la loi impose une mise en concurrence. Mais les collectivités n’auraient pas vraiment l’embarras du choix…"Compte tenu du caractère oligopolistique de certains secteurs d’activité, il peut s’avérer difficile pour les collectivités d’obtenir plusieurs offres, notamment lorsque le marché qu’elles proposent a une petite taille", souligne le rapport. Les avis d’attributions de concession publiés au bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) en 2022 et 2023 révèlent en moyenne un peu moins de deux offres déposées (une seule dans plus d’un tiers des cas).
En outre, certaines pratiques des collectivités restreignent la concurrence : absence d’allotissement des prestations, période et durée de mise en concurrence inadéquates, négociations au-delà de l’adaptation de l’objet de la délégation, etc. La présence de sociétés d’économie mixte peut aussi avoir pour effet de limiter la concurrence, notamment lorsque de grands opérateurs nationaux participent à leur capital, appuie la rue Cambon.
Une asymétrie face au risque d’exploitation
Un autre axe de recommandation concerne le partage des risques entre la collectivité et l’entreprise délégataire. "Alors que les règles de droit prévoient que les entreprises délégataires doivent être exposées aux aléas du marché et au risque de pertes, certains contrats ne comportent pas de risque réel pour l’entreprise délégataire, celui-ci étant en fait largement pris en charge par la collectivité", pointe la Cour.
En cause également, la durée excessive de certaines délégations, "qui atteint, après prolongation par avenant, parfois trente à cinquante ans et exceptionnellement jusqu’à cent ans", de nature à créer des "rentes de situation", en limitant le jeu normal de la concurrence. En dehors de quelques domaines (eau, assainissement, déchets et transports de voyageurs), la durée maximale des contrats conclus par les collectivités n’est pas plafonnée par la loi.
Il est aussi fréquent que les collectivités délégantes acceptent d’aider, par de multiples avenants, les délégataires confrontés à des risques normaux d’exploitation. Avec un paroxysme lors de la crise Covid, le maintien des compensations de service public, malgré l’arrêt de certains services, ayant permis à certains délégataires de réaliser des bénéfices. A contrario, les collectivités bénéficient peu des gains imprévus réalisés par les délégataires. Les délégants doivent donc s’attacher à "généraliser" les clauses de retour financier en leur faveur, insiste la Cour.
Le rapport recommande aussi de prévoir (et d’appliquer) systématiquement des pénalités en cas de non atteinte des objectifs fixés. Ou encore d’inscrire dans la loi une obligation de production de comptes d’exploitation prévisionnels des délégations et la liste des investissements programmés à trois stades : dans les offres, dans les contrats signés et à l’occasion d’avenants.
Approfondir les contrôles
Gare à la "déresponsabilisation", alerte la Cour. Les magistrats invitent les collectivités à mieux structurer leur organisation interne et à faire monter en expertise leurs services. "Souvent, l’externalisation du service depuis un grand nombre d’années s’accompagne d’un manque de compétences techniques internes de la collectivité délégante pour en assurer le suivi", relève le rapport.
La Cour suggère également de "mieux outiller le contrôle de gestion". La fixation par les contrats de délégation d’objectifs et d’indicateurs détaillés et chiffrés fournit aux collectivités les moyens d’un suivi précis de la qualité des services délégués. Encore convient-il que les collectivités délégantes définissent ces indicateurs et négocient leur intégration aux contrats. Accroître la fréquence des enquêtes mesurant la satisfaction des usagers ou mettre en place des enceintes participatives constituent d’autres pistes.
Les rapports annuels que doivent établir les entreprises délégataires sont loin d’épuiser les besoins d’informations des collectivités délégantes. Aussi la Cour appelle à lever les restrictions d’accès aux données de gestion collectées ou produites par les délégataires. En matière d’eau et d’assainissement, elle propose notamment de porter de six à dix-huit mois avant le terme des contrats de délégation le délai minimal de transmission du fichier des abonnés, ainsi que des caractéristiques des compteurs et les plans des réseaux mis à jour.
Enfin, pour conserver sa liberté de choix, la collectivité doit prévoir dès le contrat initial les conséquences d’une résiliation anticipée. D’où l’intérêt de conclure, une ou deux années à l’avance, un protocole d’accord visant à sécuriser le bon fonctionnement du service public jusqu’au terme de la délégation et la transmission des informations nécessaires à la continuité du service.