Déchets outre-mer : un rapport sénatorial plaide pour un "plan Marshall XXL" pour la Guyane et Mayotte

Devant la triple urgence environnementale, sanitaire et économique à laquelle certains territoires ultramarins, "défigurés", sont confrontés du fait d’une "vague de déchets qui ne cesse d’enfler", un rapport sénatorial préconise la mise en place de plans de rattrapage exceptionnels, d’au moins 250 millions d’euros sur 5 ans. Le rapport recommande également de renforcer les ressources financières (notamment via un moratoire sur la TGAP) et l’ingénierie des collectivités, de revoir une gouvernance "éclatée" ou encore d’adapter les règlementations nationale et européenne aux spécificités des RUP, en leur permettant même d’adopter leurs propres normes dans certains domaines. Si la mansuétude est de mise pour les collectivités, les éco-organismes sont, eux, dans le viseur.

Des enfants jouant au milieu d’une décharge sauvage à ciel ouvert au cœur d’un bidonville, où des batteries de voiture servent de pierre de gué pour franchir des ruisseaux, où des femmes lavent leur linge dans des bassins alimentés par cette eau, où des tas de déchets brûlent continuellement… c’est une scène quasi post-apocalyptique que décrivent les sénatrices Gisèle Jourda (Aude, SER) et Viviane Malet (La Réunion, LR) dans le rapport qu’elles viennent de consacrer aux déchets dans les outre-mer, après six mois de travaux. "Des territoires ultramarins défigurés", déplore Gisèle Jourda.

Urgences

"Depuis plusieurs années, 'urgence' est le substantif associé régulièrement aux outre-mer pour décrire leurs réalités et leurs défis. Malheureusement, ce terme n’est pas galvaudé", alertent d’emblée les élues. Une urgence environnementale, alors que les territoires ultramarins concentrent 80% de la biodiversité française. Une urgence "aussi et surtout sanitaire", les maladies diverses – vectorielles, zoonotiques, hydriques – favorisées par une absence ou mauvaise gestion des déchets y étant "généralement exacerbés du fait du climat, de la densité de population et de la pauvreté". Mais aussi une urgence économique : "le développement touristique ne peut réussir si les plages sont polluées, les routes bordées d’épaves et le paysage abimé". "La cote d’alerte est atteinte", tonnent les sénatrices. Elles résument d’un chiffre le chemin à parcourir par ces "territoires confrontés à une vague de déchets qui ne cesse d’enfler" : "Au niveau national, 15% des déchets ménagers sont enfouis, 85% étant valorisés. En outre-mer, le rapport est inversé."

Diversités

La situation n’est toutefois pas identique d’un territoire à l’autre. Elle est "dramatique" en Guyane, "un territoire grand comme le Portugal qui ne compte que deux déchetteries en fonctionnement", et à Mayotte, où "aucune déchetterie, aucun centre de tri, aucune unité de valorisation énergétique n’existe". À Saint-Martin et à Wallis-et-Futuna, les dépôts sauvages sont mieux maîtrisés mais la valorisation reste faible. La Guadeloupe, la Martinique et la Polynésie française sont, elles, "sur la ligne de crête". À Saint-Pierre-et-Miquelon, le meilleur (des résultats "excellents" en matière de prévention, de collecte et de tri) côtoie le pire (un traitement des déchets résiduels dans "des conditions totalement anormales"). En Nouvelle-Calédonie et à la Réunion, les progrès sont réels même s’il reste "encore du chemin à parcourir". Et à Saint-Barthélemy, la situation est sous contrôle… pour l’instant : "La tendance haussière de production de déchets sera de moins en moins tenable dans un espace très contraint", préviennent les sénatrices.

Dispersion

"Cette situation de retard ne résulte pas d’un désengagement des autorités responsables. Au contraire, les collectivités territoriales et leurs groupements, ainsi que l’État, sont mobilisés et fournissent des efforts financiers importants depuis plusieurs années", jugent les auteures du rapport. Peut-être trop, puisqu’elles considèrent que "trop d’acteurs" sont chargés du traitement des déchets ménagers, conduisant à "une dispersion des forces préjudiciable". Les sénatrices préconisent en conséquence de "simplifier la gouvernance dans chaque Drom en transférant à un opérateur unique le traitement des déchets ménagers". En Polynésie française, où les communes sont "dépassées", il est suggéré de transférer au pays la compétence du traitement des déchets ménagers. Et en Nouvelle-Calédonie, de "réduire le millefeuille des compétences".

Planification et coordination

Cette dispersion est d’autant plus préjudiciable que la planification y est "très fragile" et que la coordination des acteurs fait défaut. S’agissant de la planification, les sénatrices soulignent que si "ce constat est aussi valable pour l’Hexagone", comme l’a rappelé la Cour des comptes (voir notre article du 28 septembre), cette carence y est exacerbée outre-mer, notamment "du fait de l’importance de l’immigration irrégulière". Évoquant la Guyane et Mayotte, les sénatrices font état d’un "écart entre la population officielle et la population réelle d’au moins 20 à 30%". Elles proposent ainsi la création "dans chaque outre-mer d’un observatoire régional des déchets adossé à l’autorité chargée de la planification" et "d’obtenir des douanes la transmission régulière des chiffres des importations pour mieux évaluer les gisements". Et pour renforcer la coordination, elles suggèrent de faire de la commission consultative d’élaboration et de suivi du plan régional de prévention et de gestion des déchets une véritable instance de pilotage sur chaque territoire.

Des plans Marshall

Nombre de préconisations sont toutefois d’ordre financier. Dont la première : "lancer des plans de rattrapage exceptionnels", voire des "plans Marshall XXL pour Mayotte et la Guyane", précise Gisèle Jourda. "Au moins 250 millions d’euros sur 5 ans pour réaliser les équipements prioritaires et structurants, en plus des aides actuelles de l’État et en les inscrivant dans les prochains contrats de projets". Les sénatrices préconisent également : d’améliorer le taux de recouvrement de la taxe foncière, dont dépend celui de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (Teom) – "qui a un niveau d’impayé trop important", ce qui rend "hors de portée la Teom incitative" – et de baisser de 8 à 3% les frais de gestion perçus par l’État sur cette Teom ; de créer une part additionnelle à la taxe de séjour au profit des EPCI chargés de la gestion des déchets ; ou encore de "libérer les territoires du fardeau de la TGAP", taxe "présumée vertueuse (…) dont le poids écrasant accable des acteurs territoriaux aux équilibres financiers déjà précaires" – ce qui vaut aussi pour l’Hexagone (voir notre article du 20 octobre). Concrètement, est proposée une exonération de 5 ans pour La Réunion, de 7 ans pour la Guadeloupe et la Martinique et de 10 ans pour la Guyane et Mayotte.

Ingénierie

Pour "lever le verrou de l’ingénierie" (voir notre article du 20 mai), qui fait notamment que les aides nationales et européennes "importantes" ne sont "pas assez consommées" (voir notre article du 6 décembre), les sénatrices proposent de créer dans les préfectures un guichet unique pour les collectivités souhaitant bénéficier d’un appui technique et de mutualiser les ressources de l’État et des collectivités dans le cadre de "plateformes de projet", reprenant ici une recommandation d’un récent rapport de la Cour des comptes. Elles préconisent également d’augmenter fortement les crédits du fonds Outre-Mer, qui "permet d’accompagner les collectivités dans la mobilisation de l’ingénierie nécessaire à la réalisation d’infrastructures et dans la mise en œuvre de politiques publiques", ainsi que ceux du fonds exceptionnel d’investissement (FEI) – "outil apprécié des collectivités en raison de sa souplesse et de sa simplicité", en fléchant vers ce fonds le produit territorialisé de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP). 

Sanction

Si la mansuétude est de mise pour les collectivités, il n’en va pas de même pour les éco-organismes, jugés "discrets, voire absents" et dont le bilan est jugé "globalement médiocre". "Très clairement, les éco-organismes ont longtemps délaissé les outre-mer", dénonce le rapport. "Le temps de l’obligation de résultat est venu", affirme Gisèle Jourda, pour qui "les éco-organismes ne doivent plus se cacher derrière leur petit doigt : le fait que cela soit plus cher outre-mer n’est pas entendable". Les sénatrices proposent, entre autres, "d’expérimenter dans les outre-mer un mécanisme incitatif de pénalités pour les éco-organismes n’atteignant pas des objectifs chiffrés définis pour chaque territoire". Ce qui ne manquera pas de faire saliver l’association Amorce (voir notre article du 27 janvier), dont le délégué général n’avait pas manqué d’aiguiller les sénatrices pendant leurs travaux (voir notre article du 20 juin). Les rapporteures proposent également d’abaisser à une tonne (contre 100 aujourd’hui) le seuil à partir duquel le coût de nettoiement d’un dépôt sauvage est pris en charge par les éco-organismes.

Adaptation

Autre mesure qu’Amorce ne manquera pas d’envier (voir notre article du 2 décembre), la proposition "d’habiliter les outre-mer à adopter leurs propres normes en matière d’interdiction de mise sur le marché, de consigne ou de réemploi". De manière générale, les sénatrices estiment "indispensable une adaptation des objectifs européens et nationaux". Elles proposent de faire du secteur des déchets et de l’économie circulaire un des champs prioritaires d’adaptation des normes et des aides européennes aux spécificités des régions ultrapériphériques" (RUP) – notamment pour les transferts de déchets. Et ce, d’autant plus que "si l’essentiel a été préservé jusqu’en 2027", les adaptations prévues pour les RUP "exigent d’âpres négociations" et seront "de plus en plus difficiles à reconduire". 

Valorisation

Les sénatrices recommandent enfin différentes mesures concrètes, comme le soutien aux déchetteries mobiles, le développement des dispositifs de gratification directe du tri ou le développement de solutions simplifiées de collecte et de stockage de déchets (les "éco-carbets") dans les territoires très isolés. Côté sanctions, elles préconisent la création de "polices municipales intercommunales" dans tous les EPCI outre-mer pour lutter contre les dépôts sauvages.

Elles plaident en outre pour "accélérer sur la création de filières locales de valorisation". Mais estimant que "le réalisme oblige à constater qu’il ne sera pas aisé de pousser aussi loin l’économie circulaire outre-mer" que sur le continent, les sénatrices proposent par ailleurs de "questionner" la hiérarchie des modes de traitement des déchets pour soutenir la valorisation énergétique, "notamment en obtenant de la commission de régulation de l’énergie (CRE) un cadre clair, pérenne et favorable au prix de rachat de l’électricité ainsi produite".

 

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