Décarbonation du transport de marchandises : la mission sénatoriale livre ses recommandations
Dans son rapport adopté à l'unanimité en commission ce 19 mai, la mission d’information sénatoriale relative au transport de marchandises face aux impératifs environnementaux présente 40 recommandations dont une partie pourrait faire l'objet d'amendements lors du prochain examen du projet de loi Climat et Résilience par la chambre haute. Massification du transport de marchandises, réduction des nuisances pour les riverains, décarbonation du transport routier, réorganisation du transport urbain de marchandises et responsabilisation des consommateurs du e-commerce à l’égard de l’impact environnemental de leur livraison… : les sénateurs appellent à actionner plusieurs leviers pour faciliter la transition du secteur.
"Alors que le transport de voyageurs et de fret est le secteur le plus émetteur de gaz à effet de serre (31%), le transport de marchandises demeure l’angle mort des politiques de mobilité. Pourtant, il est un levier stratégique de décarbonation", estiment les sénateurs Rémy Pointereau (LR, Cher) et Nicole Bonnefoy (Groupe socialiste, écologiste et républicain, Charente), rapporteurs de la mission d’information relative au transport de marchandises face aux impératifs environnementaux, qui ont présenté ce 19 mai devant la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable les conclusions de leurs cinq mois de travaux. Après l'organisation d'une table-ronde sur l'avenir du fret ferroviaire, la mission a auditionné quelque 80 personnes représentant 35 organisations d'horizons très divers, allant des entreprises céréalières aux constructeurs automobiles en passant par les associations environnementales et naturellement les transporteurs.
"Caractère stratégique"
Premier constat, "le transport de marchandises a un rôle essentiel dans la vie de notre nation, a souligné Rémy Pointereau lors de la présentation du rapport de la mission, adopté à l'unanimité par la commission. Sans transport, sans logistique, tout s’arrête : nos commerces, nos administrations et nos services publics, notre industrie, notre agriculture… La crise sanitaire l’a bien démontré : la préservation de nos chaînes logistiques revêt un caractère stratégique, parfois de vie ou de mort." Or, "les crises successives, en 2008 d’abord, puis la crise sanitaire, ont durement éprouvé ce secteur, qui retrouvait en 2020 tout juste ses niveaux de 2007", a-t-il rappelé.
Autre constat : le transport intérieur de marchandises est majoritairement routier, avec près de 90% des tonnes-kilomètres acheminées par la route. Si la domination du mode routier est un phénomène européen, la France est particulièrement concernée, a insisté le co-rapporteur puisque le fret ferroviaire ne représente que 9% du transport de marchandises, contre presque 20% chez ses voisins européens et le fluvial compte pour 2,3% des flux, soit moins de la moitié de la moyenne européenne. "Ce constat est d’autant plus regrettable que c’est le mode routier qui est à l’origine de la quasi-totalité des émissions de gaz à effet de serre de transport de marchandises, a-t-il poursuivi. En outre, l’impact environnemental du transport ne se limite pas à son bilan carbone." La mission d’information a ainsi travaillé sur l’ensemble des "externalités négatives" causées par le transport : pollution atmosphérique, nuisances sonores, insécurité, congestion, dégradation de la voirie…
"Tirer le meilleur parti de la complémentarité des modes"
Les sénateurs ont structuré leurs 40 propositions sur la question de l’impact environnemental du transport de marchandises en quatre grands axes. Le premier concerne "la massification du transport de marchandises". "Loin de vouloir opposer les modes de transport, il est nécessaire de tirer le meilleur parti de leur complémentarité, avancent-ils. Réduire l’impact environnemental du transport de marchandises doit s’accompagner d’un développement du fret ferroviaire et fluvial, en particulier pour les trajets de longue distance." Ils jugent ainsi "indispensable" un soutien à la régénération et au développement des réseaux ferroviaire et fluvial qui sont déjà particulièrement étendus – le pays compte plus de 28.000 km de chemins de fer exploitables et 8.500 km de voies navigables, dont 2.000 km de grand gabarit. Le "plan d’investissement massif" qu'ils appellent de leurs vœux doit être "ciblé vers les infrastructures les plus stratégiques". "En plus de ce plan, le respect de la trajectoire fixée dans le contrat d’objectifs et de performance conclu entre l’État et VNF est un facteur essentiel dans la réussite de la relance fluviale", a souligné Rémy Pointereau. Au-delà des investissements d'infrastructure, d'autres leviers peuvent être activés, a-t-il ajouté, citant la commande publique, "qui doit prioriser le fluvial ou le ferroviaire", ou encore "un meilleur fléchage des certificats d’économie d’énergie vers le transport combiné".
Décarboner le transport routier
Un autre axe de propositions, complémentaire de la massification, vise la décarbonation du transport routier. "Si nous sommes convaincus que le report modal est à la fois souhaitable et possible, nous sommes lucides sur le fait que le mode routier restera majoritaire pour de nombreuses années à venir, et que l’atteinte de nos objectifs environnementaux dépendra de sa transition", a prévenu Rémy Pointereau, rappelant que la transition énergétique du parc de poids lourds, composé de 600.000 véhicules, "n’est pas une mince affaire".
"L’avenir du transport de marchandises se fera par la combinaison de plusieurs solutions, chacune pertinente pour un type de prestation", a-t-il soutenu. "Les biocarburants, et notamment le biodiesel B100 ou le biogaz (…) permettent d’atteindre une forte baisse d’émission de gaz à effet de serre, pour un coût et une complexité technique réduite, a-t-il détaillé. Les motorisations électriques et hydrogènes ont également toute leur pertinence, au regard des faibles émissions de tout type et de leur complémentarité : l’hydrogène pour les plus longues distances, l’électrique pour la desserte urbaine et régionale."
Mais pour chacune de ces solutions plusieurs défis sont à relever. "Concernant les biocarburants par exemple, des contraintes de production limitent ces motorisations à une énergie de transition secondaire. Pour l’électrique, le coût d’achat des véhicules (4 à 5 fois plus cher qu’un véhicule thermique), l’offre extrêmement limitée ainsi que des contraintes techniques comme l’autonomie ou le poids de la batterie empêchent la plupart des transporteurs d’investir dans ces technologies. L’hydrogène n’est quant à lui pas encore à un stade de maturité suffisante, d’autant plus que la création d’hydrogène décarboné ne sera pas prioritairement affectée aux transports", a-t-il mis en garde. Sans oublier, pour toutes ces énergies, la question du réseau de recharge.
Les sénateurs jugent donc nécessaire d’accompagner et d’aider le secteur, "avec des mesures ambitieuses et de bon sens", selon les termes de Rémy Pointereau. Le rapport recommande notamment de revoir et de renforcer les aides à l’achat de camions à motorisation alternative en les étendant aux biocarburants et en prolongeant les aides à l’hydrogène et l’électrique. Par ailleurs, pour inciter le renouvellement des camions les plus polluants, il propose de créer une prime à la destruction pour les véhicules de plus de 12 ans. Étant donné le coût spécifique de l’électrique, une remise sur la contribution au service public de l’électricité pourrait aussi être accordée aux transporteurs routiers.
La délicate question de la fiscalité du transport routier
La mission a aussi été amenée à aborder la question de la fiscalité du transport routier, notamment la suppression de l’avantage fiscal sur la TICPE sur le gazole routier, et l’éventuelle mise en œuvre d’une éco-contribution ou écotaxe, sujets qui ne manqueront pas de resurgir au moment de l'examen prochain au Sénat du projet de loi Climat et Résilience. Prudemment, Rémy Pointereau indique que la mission n'a pas souhaité se prononcer "catégoriquement" sur ces dispositifs," au regard des circonstances et des travaux toujours en cours" mais qu'elle a "déterminé plusieurs orientations concernant une potentielle augmentation de la fiscalité sur le transport". La question de la taxation doit ainsi être abordée "de préférence dans un cadre européen, car la compétitivité du pavillon français pourrait être fortement touchée". En outre, si elle devait être mise en œuvre, il s’agirait de "privilégier une écotaxe, ou plutôt une éco-contribution, kilométrique, et harmonisée au niveau national (en matière d’assiette et de taux par exemple)". Enfin, la mission estime "indispensable d’affecter au moins une partie d’éventuelles recettes supplémentaires à la route et au transport routier".
Réduction des nuisances : d'abord bien connaître les "itinéraires de fuite"
Un autre axe de propositions vise la réduction des nuisances liées au transport routier pour les riverains. "Le report sur le réseau secondaire de poids lourds qui devraient emprunter le réseau autoroutier engendre de nombreuses difficultés pour les collectivités et les habitants concernés, a souligné Nicole Bonnefoy, devant la commission, avant de détailler les multiples "externalités négatives" (pollution atmosphérique, augmentation du nombre d’accidents et insécurité, congestion routière, dégradation de voies qui ne sont pas adaptées, nuisances sonores, vibrations…). Or, si les maires disposent du pouvoir de police de la circulation sur le territoire de leur commune, la mise en œuvre de mesures de restriction de circulation pour les poids lourds s'avère en pratique particulièrement difficile à mettre en œuvre pour les élus locaux, a-t-elle pointé, relevant "un manque certain d’information et de clarté sur les critères spécifiques qui permettent de justifier de telles mesures" et "une jurisprudence complexe et favorisant la liberté de circulation des marchandises". "La préfecture du Cher nous a ainsi indiqué qu’il leur avait fallu 10 ans pour prendre un arrêté sur un tel itinéraire de fuite", a indiqué la sénatrice.
La mission propose donc tout d’abord d’informer les maires, par le biais d’une circulaire, du cadre juridique précis et de la jurisprudence applicable à cette situation afin de faciliter leur action. Elle demande également à l’État de cartographier au niveau national tous ces itinéraires de fuite, afin qu’ils soient officiellement reconnus. À partir de cette cartographie, elle propose que pour chaque itinéraire, le préfet engage une consultation avec tous les acteurs pour trouver des leviers de réduction de nuisances. "Ce nouveau cadre permettrait d’assurer qu’agir face aux nuisances devient la règle et non plus l’exception", estime Nicole Bonnefoy.
En complément de cette mesure, si la concertation prévue n’aboutit pas, les sénateurs recommandent la mise en place de "zones de réduction des nuisances liées au transport routier de marchandises", dont le cadre juridique serait inspiré des zones à faibles émissions (ZFE), mais en en adaptant les modalités. "Les ZFE sont fondées uniquement sur le critère de la qualité de l’air, ce qui ne correspond aux besoins de terrain [des] populations rurales qui sont soumises à ces nuisances, a expliqué Nicole Bonnefoy. Ainsi, les zones de réduction de nuisances seraient-elles basées sur un ensemble de critères, qui permettraient aux élus de pouvoir mieux protéger leurs populations." Un renforcement des sanctions et une augmentation des contrôles serait également prévue pour "lutter contre l’essor de pratiques illégales et dangereuses qui est observé sur le terrain, relatives au respect des restrictions de circulation, mais aussi du droit social européen en matière de transport de marchandises (repos des conducteurs, cabotage, etc.)", a détaillé la sénatrice.
Verdissement des véhicules utilitaires légers
Enfin, la livraison dite du 'dernier kilomètre' représentant une partie non négligeable des émissions et des externalités négatives du transport de marchandises, la mission sénatoriale a aussi travaillé sur la question du transport urbain et des livraisons liées au e-commerce. À Paris et Bordeaux, 25% des émissions de CO2 viendraient des poids lourds et des véhicules utilitaires légers (VUL) utilisés pour ces livraisons, a rappelé Nicole Bonnefoy. Avec la crise sanitaire, le recours aux VUL, particulièrement adaptés à de petites livraisons à domicile, s’est encore accéléré. "Or, ces VUL, s’ils parcourent de moindres distances, sont fortement émetteurs : on estime à 3,7 milliards le coût social de la pollution induite par ces véhicules", a souligné la sénatrice.
Pour réduire l’empreinte environnementale des VUL, les sénateurs ont proposé que les conducteurs de ces véhicules utilisés pour compte d’autrui soient soumis à une obligation de formation initiale, qui comprendrait un volet relatif à l’impact environnemental de la conduite. Ils préconisent aussi d'utiliser le levier fiscal pour verdir le parc de VUL en renforçant et prolongeant jusqu’en 2030 le suramortissement pour l’achat d’un véhicule doté d'une motorisation alternative (électricité, hydrogène ou gaz naturel).
Mieux utiliser le levier de la planification logistique en milieu urbain
La question de la planification logistique en milieu urbain peut aussi constituer "un potentiel levier d’amélioration de la performance environnementale du transport de marchandises, y compris de la livraison du dernier kilomètre", ont relevé les sénateurs. "La question du positionnement des entrepôts parait stratégique, tant pour encourager le report modal que pour limiter les distances des déplacements vers les zones urbaines", a noté Nicole Bonnefoy. Or, selon les sénateurs, les collectivités se saisissent trop peu des questions de planification de la logistique, malgré les mesures qui lui étaient dédiées dans la loi d'orientation des mobilités (LOM). Ils proposent donc de favoriser la planification stratégique des plateformes logistiques au niveau local. L'objectif serait double : "faciliter la localisation d’entrepôts et de plateformes multimodales dans des lieux pertinents et si possible à proximité d’axes de transport massifiés (points d'arrivée de trains ou barges)" et pour les plateformes de transport combiné, "favoriser une localisation dans un périmètre allant de 50 à 100 km des centres urbains afin de faciliter la mutualisation et la massification des flux."
E-commerce : sensibiliser les consommateurs sur l'impact environnemental des livraisons
La mission a également organisé une consultation en ligne pour évaluer l'empreinte environnementale de la livraison liée au e-commerce et élaborer ses propositions sur ce sujet. Plus de 2.700 réponses ont été recueillies, avec des résultats édifiants : 93% des personnes interrogées ont indiqué qu’elles s’estimaient insuffisamment informées des conséquences environnementales de la livraison lorsqu’elles effectuent un achat en ligne et près de 90 % ont répondu qu’elles souhaiteraient avoir davantage le choix des modalités de livraisons, notamment le délai, le type de véhicule ou le lieu de livraison (chez soi ou dans un point relais).
Pour sensibiliser les consommateurs à cet enjeu, les sénateurs proposent d’interdire l’affichage de la mention "livraison gratuite" sur les sites de vente en ligne et la publicité portant sur la livraison gratuite. "Cette pratique donne l’impression que les livraisons n’ont aucun coût — y compris environnemental — et dévalorise l’acte de livraison, a expliqué Nicole Bonnefoy. Ainsi, les entreprises devraient nécessairement communiquer le coût pour elles de la livraison lors de la facturation, dans un objectif de transparence". Les sénateurs souhaitent aussi renforcer la capacité d’action du consommateur. Les livraisons proposées sur des sites en ligne pourraient ainsi renseigner leur bilan carbone, qui tiendrait compte de la localisation du produit, des délais et du lieu de livraison afin de permettre au consommateur de moduler son choix de livraison. Les sénateurs proposent également de développer un label qui valoriserait les entreprises engagées dans des démarches de logistique vertueuse (transport massifié ou décarboné), y compris pour le dernier kilomètre.