Crises sanitaires et outils numériques : "Plus ils sont intrusifs, plus ils sont efficaces"
Un rapport du Sénat, intitulé "Crises sanitaires et outils numériques", recommande de recourir bien plus fortement aux outils numériques, "en assumant si nécessaire des mesures plus intrusives, mais aussi plus ciblées et limitées dans le temps", "avec en contrepartie, une liberté plus vite retrouvée". Il préconise notamment "un accès facilité à certaines données" qui "aurait permis aux collectivités locales de mieux cibler leurs actions".
"Il n'y a pas de mystère : plus ils sont intrusifs, plus ils sont efficaces." Le rapport de la délégation à la prospective du Sénat consacré aux crises sanitaires et aux outils numériques n'y va pas par quatre chemins. Il préconise "de recourir bien plus fortement aux outils numériques, en assumant si nécessaire des mesures plus intrusives, mais aussi plus ciblées et limitées dans le temps. Avec, pour contrepartie, une liberté retrouvée plus vite dans le 'monde réel'". Long de 184 pages, le rapport passe en revue différentes stratégies numériques dans le monde, citant à plusieurs reprises l'Estonie comme l'un des plus avancés en matière d’administration numérique. À côté, il estime que la France a oscillé entre "impréparation et contradictions". "Par contraste avec la stratégie des pays asiatiques et le volontarisme de certains de ses partenaires européens ou occidentaux [...], la France apparaît très en retrait dans son usage, par les pouvoirs publics, des outils numériques dans la gestion de la pandémie de Covid-19", observent les co-auteurs Véronique Guillotin, Christine Lavarde et René-Paul Savary, alertant sur les risques d'un "décalage extrêmement préoccupant, non seulement dans le cadre de la pandémie actuelle […], mais aussi et surtout dans la perspective des épidémies à venir".
Dès lors, les auteurs s'interrogent sur la manière de "répondre à une crise avec toute l'efficacité du numérique sans rien céder sur nos valeurs" et avancent deux principes fondamentaux qui sous-tendent leurs travaux : "la proportionnalité des mesures" et "leur individualisation". Concernant la proportionnalité, le rapport donne un exemple : "face à une menace un peu plus grave, on pourrait imaginer l’envoi automatique d’un SMS à tout individu qui s’éloignerait de son domicile pendant le couvre-feu, à simple titre de rappel et sans aucune remontée d’information". Et même, "dans les cas les plus extrêmes, des mesures plus fortes […]". Ils imaginent par exemple qu'une "violation de quarantaine pourrait conduire à une information en temps réel des forces de l’ordre, à une désactivation du titre de transport, ou encore à une amende prélevée automatiquement sur son compte bancaire", "comme le font, du reste, les radars routiers", rassurent les auteurs. Concernant l'individualisation, ils imaginent une quarantaine obligatoire pour les seules personnes positives, strictement contrôlée grâce à la géolocalisation en temps réel avec alerte des autorités et éventuellement sanction automatique si infraction.
France Connect, étape intermédiaire avant le numéro unique d’identification ?
Le problème, selon le rapport, c'est que "la France, contrairement à d’autres pays, s’est toujours refusée à franchir le pas décisif". "La sensibilité française" sur le sujet est "ancienne et profonde, et elle n’est pas dénuée de toute justification historique", relèvent les sénateurs qui savent que dans l’imaginaire collectif, la collecte des données est associée "à l’idée d’un État policier et d’un fichage de la population". C’est cette même idée qu’on retrouve à chaque fois qu’un gouvernement s’aventure sur ce terrain, qu’il s’agisse du fichier des titres électroniques sécurisés, du dossier médical partagé et maintenant de TousAntiCovid...
C'est donc sans doute du fait de cette "sensibilité française" qu'il n’existe pas, à ce jour, d’identité numérique s'appuyant sur un numéro unique d’identification. Du reste, il n’est même pas obligatoire d’avoir une carte d’identité... Les auteurs notent toutefois de récentes évolutions avec le service France Connect, lancé en 2014 et qui permet à 20 millions utilisateurs d’accéder à 700 services en ligne. La nouvelle carte d’identité (eCNI) déployée en 2021 offre quant à elle "un niveau de sécurité inédit, notamment grâce aux données biométriques et pourrait être le support d’une future identité électronique", espèrent les auteurs qui pensent qu'il "reste encore à franchir le pas décisif, celui d’une identité numérique universelle et obligatoire, qui aurait, comme en Estonie et dans d’autres pays, pu se révéler précieuse face à la crise".
Pas de fichier de population au bénéfice des collectivités
Concernant le rôle des collectivités locales durant la crise, le rapport regrette l'absence d'accès facilité à certaines données, accès qui leur aurait permis "de remplir plus efficacement leur mission". Le cadre juridique en vigueur n’a pas facilité les choses, estiment les auteurs. S’agissant des données épidémiologiques, ils citent le rapport de la mission Bothorel sur l’open data qui relève que "l’enrichissement de l’information des collectivités territoriales sur l’évolution des données épidémiologiques concernant leur territoire constitue une demande forte afin d’adapter la réponse locale à la crise sanitaire". "Cela pose la question de l’anonymisation des données et du risque de réidentification : sans aller jusqu’à la mise à disposition du public de ces indicateurs, la question du partage des données entre Santé publique France et les collectivités territoriales pourrait être envisagée dans un souci d’efficience de l’action publique", préconise le rapport qui envisage ce partage dans le cadre du Health Data Hub (1)".
S’agissant de leur action au niveau individuel, le rapport rappelle que "les collectivités locales ont joué un rôle important auprès des personnes vulnérables", citant les distributions de masques, les visites à domicile pour garder le lien social, l'information individuelle, etc. "Toutefois, les communes n’ont pas pu s’appuyer sur un fichier fiable et exhaustif des coordonnées de leurs administrés, le législateur n’ayant pas créé de tel 'fichier de population' au bénéfice de celles-ci, comme l'a rappelé la Cnil" (2). Le rapport estime toutefois que compte tenu des circonstances, la Cnil a "fait preuve de souplesse et estimé que d’autres fichiers pouvaient être utilisés", listant notamment le fichier de la taxe d’habitation, celui de communication municipale, les registres d’information et d’alerte des populations et les fichiers des inscriptions scolaires. "Il reste qu’il s’agit là d’outils partiels, incomplets, et qui n’ont pas été prévus pour cela", déplorent les auteurs.
"Des outils numériques déployés à l’échelle locale"
Par exemple, comme le remarquait Véronique Guillotin lors d’une audition publique, "sur les territoires, il a fallu recenser les patients de plus de 75 ans dans les différentes communes. Certaines d’entre elles ont utilisé des fichiers constitués sur demande active des plus de 75 ans : ils se sont annoncés eux-mêmes comme personnes fragiles afin que les mairies puissent leur envoyer des courriers. Mais dans ce système, une partie de la population de plus de 75 ans a échappé à l’information sur la vaccination". Lors de la même audition, Jean-Raymond Hugonet a cité l’exemple des tests salivaires conduits dans les écoles primaires : "J’ai assisté à un événement kafkaïen où étaient présents l’inspecteur de l’Éducation nationale, le directeur du laboratoire qui gère le territoire, les enseignants et les représentants de la commune. Le logiciel Onde, géré par l’Éducation nationale, permet de disposer des renseignements sur l’ensemble des enfants scolarisés. Cependant, alors que les parents avaient été prévenus de ce test salivaire, nous étions dans l’impossibilité de faire basculer le fichier de l’Éducation nationale vers le laboratoire parce que le ministère était tétanisé" à l’idée d’utiliser le numéro de Sécurité sociale. "Toutes ces questions ne se seraient tout simplement jamais posées s’il avait existé, avant la crise, un identifiant unique", conclut le rapport, estimant que "celui-ci aurait permis, face à l’urgence, de communiquer les bonnes données aux bons acteurs et au bon moment, de façon sécurisée et comprise par la population".
Le rapport insiste enfin sur le fait que "l’expérimentation pourrait être locale". "De même que l’on peut imaginer des confinements ou des couvre-feux locaux, on peut imaginer des outils numériques déployés à l’échelle locale". Cela leur apparaît "d’autant plus pertinent que les collectivités territoriales pourraient être amenées à jour un rôle important dans certains cas de figure, non seulement en tant que 'producteurs' mais aussi en tant que 'destinataires' des données". Une possibilité que Véronique Guillotin, Christine Lavarde et René-Paul Savary illustrent par le fait de porter assistance à des personnes vulnérables isolées, d’adapter l’offre de mobilité, ou encore d’apporter un soutien ciblé à certains acteurs économiques ou activités culturelles…
(1) Inspiré du Health Data Hub, le Crisis Data Hub (CDH) est une plateforme sécurisée de collecte et d’échange de données dont l’unique fonction est de répondre aux situations de crise (sanitaire ou autre), lorsque des croisements de données massifs et dérogatoires deviennent indispensables, pour sauver des vies sans condamner le pays.
(2) "COVID-19 : les traitements de données associés aux opérations de distribution de masques", 1er mai 2020