Cour des comptes - Entre mobilisation et impréparation... les leçons d'une crise
Le rapport annuel de la Cour des comptes présenté jeudi parle peu de finances publiques. Ce sera pour avril. Il a plutôt choisi de "partager certains enseignements" sur la façon dont la crise sanitaire a été gérée l'an dernier par les pouvoirs publics. Cela concerne le secteur hospitalier bien-sûr, mais pas seulement. Il y a aussi l'accompagnement économique de la crise avec, notamment, le fonds de solidarité. Ou encore par exemple les conséquences pour un grand opérateur tel que la SNCF, qui a perdu des milliards et dont les fragilités vont avoir des répercussions sur les régions.
La lutte contre l'épidémie a pâti de l'impréparation de l'Etat et autres services publics, qui n'avaient pas suffisamment anticipé la survenue d'une crise de cette importance, même si leur forte mobilisation a finalement permis de faire face. Telle est le fil rouge tiré par le rapport annuel de la Cour des comptes publié jeudi 18 mars. Un rapport en effet consacré pour une large part à la gestion de la crise sanitaire durant l'année 2020, dont l'institution financière a voulu tirer les "premiers enseignements".
Exceptionnellement, pas ou peu de finances publiques dans cette livraison 2020 en revanche. Le Premier ministre ayant saisi la Cour des comptes en février dernier pour des "recommandations sur la stratégie d’évolution des finances publiques dans l’après-crise", il a en effet été décidé de "réserver l’ensemble des analyses sur l’état des finances publiques" à ce rapport spécifique qui sera publié d'ici un mois, en avril. Le rapport rappelle toutefois d'ores et déjà que "l'année 2020 a été marquée par l’adoption de quatre lois de finances rectificatives" qui "ont chacune conduit à réviser drastiquement les prévisions d’activité et à revoir à la hausse le déficit public". Et quelques chiffres sont donnés : un déficit public de près de 250 milliards d'euros, "une diminution attendue des recettes publiques de plus de 7%", une augmentation de 100 milliards d'euros des dépenses publiques, une dette avoisinant les 120 points de PIB.
Le rapport, donc, constate globalement une "faible anticipation" assez générale, symptomatique du fait que "les acteurs publics n'accordent pas suffisamment d'attention à la gestion des risques, à leur préparation, quelle que soit leur nature". Trop peu de plans de continuité, par exemple. "Notre rapport s'attache (...) à partager certains enseignements pour renforcer notre résilience collective lors des prochains chocs, quelle que soit leur forme ou leur intensité", a commenté jeudi le premier président de la Cour, Pierre Moscovici, dont c'était le premier rapport annuel depuis sa nomination l'an dernier. "Il ne faut pas que nous soyons dans le même état d'impréparation" lors d'une prochaine crise, a-t-il insisté.
Dans le même temps, la Cour d'attache toutefois à "souligner la remarquable réactivité des acteurs publics face à un choc sans précédent". "Les acteurs publics ont tenu", a résumé Pierre Moscovici. Ce qui a souvent permis, "après un temps relativement limité de désorganisation, une reprise de l’activité et de la continuité du service", certes "parfois sur un mode dégradé". En outre, la Cour met l'accent sur "des capacités de réaction et d’innovation", les actions mises en œuvre ayant souvent "reposé sur des solutions ou des dispositifs nouveaux".
Hôpitaux : combien de lits ?
La Cour s'est notamment intéressée aux établissements hospitaliers et services de réanimation. Après avoir étudié la situation des établissements de santé dans une zone très touchée, la Franche-Comté, et une région plus épargnée, la Nouvelle-Aquitaine, elle a ainsi relevé "les nombreuses incertitudes et imprécisions" dans la collecte d'informations des hôpitaux sur le nombre de malades du Covid-19 et de lits disponibles, données servant pourtant de base à la politique sanitaire nationale. Le rapport met en lumière des systèmes de codification complexes qui imposaient par exemple de ne comptabiliser que les malades pour lesquels "un diagnostic a été clairement établi", excluant les cas de suspicion de Covid. De plus, l'outil informatique utilisé pour faire le recensement des malades était celui "conçu et déployé pour répertorier les victimes des attentats de Paris de novembre 2015", un système donc inadapté, "pas conçu pour être utilisé dans la durée" et qui a nécessité de nombreuses saisies manuelles.
De même, si "la mobilisation sans précédent" des réanimations durant la crise "a permis de faire face à l'urgence", ces services étaient "mal préparés à affronter une telle situation" et des réformes structurelles s'imposent, estime la Cour. On le sait, pour trouver "des personnels médicaux et paramédicaux formés et entraînés à la réanimation médicale", il a fallu déprogrammer toutes les activités de soins non urgentes. Or "l'impact à long terme en matière de santé publique des déprogrammations intervenues durant l'épidémie reste aujourd'hui inconnu et potentiellement considérable : son étude est indispensable et devra être engagée", alerte l'institution. Laquelle suggère notamment de former davantage de médecins disposant d'un diplôme de médecine intensive-réanimation et d'inclure des enseignements et des stages en soins critiques dans la formation de tous les infirmiers. La Cour note aussi que l'impact du vieillissement de la population sur les besoins d'hospitalisation en soins critiques à long terme doit être évalué. Et regrette par ailleurs le faible recours "aux capacités supplémentaires du secteur privé lucratif".
Fonds de solidarité : attention à ne pas relâcher l’effort trop vite
Sur le volet accompagnement économique et social, la Cour a jugé bon de se pencher sur le sort de l'assurance chômage, fortement mobilisée pendant la crise, notamment pour financer le dispositif d'activité partielle. L'assurance chômage a ainsi terminé l'année 2020 avec un déficit supérieur à 17 milliards d'euros, un record. Cette situation "appelle des mesures pour définir une nouvelle trajectoire financière du régime, traiter la question de la dette (54 milliards fin 2020) et améliorer le fonctionnement de la gouvernance, qui s'est dégradé avec la crise", alerte le rapport, en préconisant une reprise d'une partie de la dette de l'Unedic par l'Etat serait "justifiée".
Autre cas d'espèce : le fonds de solidarité. "La suppression du fonds de solidarité et des autres mesures d’urgence, nécessaire dès lors que l’apaisement de la crise sanitaire aura permis le retour à une activité normale, pourrait entraîner un ressaut important des défaillances d’entreprises", met en garde la Cour. Dans son analyse du fonds de solidarité mis en place en toute hâte fin mars 2020 pour venir en aide aux TPE et microentrepreneurs, elle salue "un très bon outil pour le versement en urgence d’aides de faible montant". Le fonds a permis de limiter les effets de la crise pour 1,8 million d’entrepreneurs au 31 décembre 2020, avec un montant de 11,8 milliards d’euros versés. La cour distingue toutefois deux phases. Celle qui court de mars de septembre 2020, où le fonds remplit bien son objectif pour les secteurs les plus touchés. Mais à partir d’octobre, avec le couvre-feu et le deuxième confinement, le fonds a pris une "ampleur inédite" avec un élargissement aux entreprises jusqu’à 50 salariés et des aides pouvant aller jusqu’à 10.000 euros, voire 200.000 euros. Quitte à être parfois trop généreux ? Le recours conjoint au fonds de solidarité et à l’indemnisation de l’activité partielle peut "conduire, dans certains cas, à améliorer la situation d’une entreprise par rapport à l’année précédente", constate la Cour qui se réjouit cependant que l’administration ait accentué ses contrôles.
Au-delà de son analyse globale, la Cour revient sur les trois différents étages du fonds. Si le premier étage (l’aide d’Etat de 1.500 euros) a porté ses fruits, le second (instruit par les régions avant d’être validé par le préfet) a pâti d’une plus grande complexité. À fin décembre, il ne représentait que 260 millions d’euros, soit à peine 4% des dépenses totales du fonds. Quant au volet 2 bis, ou volet "territorial" instauré à la demande des collectivités qui souhaitaient avoir un "retour sur investissement" sur leur territoire, il s’est avéré "inopérant". Il n’a permis que 78 paiements, pour un montant "marginal". La possibilité pour les collectivités de délibérer pour y recourir est fermée depuis fin octobre 2020, rappelle la Cour qui s’interroge aussi sur la situation de "concurrence" et de "cumul" avec les fonds mis en place par les régions avec la Banque des Territoires et les intercommunalités.
Enfin, la Cour des comptes remet en cause le fait que les contributions régionales aient été assimilées à des dépenses d’investissement sur la base d’une circulaire "dépourvue de toute base légale". Elle estime donc que ces contributions doivent être comptabilisées en dépenses de fonctionnement dans leurs comptes 2020. Pour l’association Régions de France, "il s’agissait bien de faire un pari sur l’avenir, et de ce fait, la dépense pouvait s’assimiler à une dépense d’investissement". "L’affectation en investissement a permis un financement par l’emprunt et donc un lissage de la charge sur plusieurs exercices. Ce faisant, cette mesure a contribué à maintenir la solvabilité des régions", fait-elle valoir dans sa réponse à la Cour.
Les difficultés de la SNCF pourraient rejaillir sur les autorités organisatrices
Autre exemple éloquent de gestion de crise, pour la Cour : celui de la SNCF, dont les comptes ont été sérieusement affectés et dont les difficultés pourraient se poursuivre ces prochaines années du fait d'un modèle économique a été "fragilisé". La Cour commence toutefois par saluer la gestion de la SNCF pendant la crise sanitaire, qui "a su réagir et adapter son organisation pour répondre à ce défi et aux attentes des autorités publiques", puis "a également su accompagner la reprise du trafic lors du déconfinement". Mais le premier confinement et la reprise modérée de la fréquentation, dans un contexte de crise sanitaire persistante, ont fait perdre 5 milliards d'euros d'excédent brut d'exploitation (Ebitda) en 2020. Le groupe public a fini l'année sur une perte nette de 3 milliards d'euros. Or la Cour des comptes ne voit pas "de perspectives financières favorables pour les deux années à venir".
Cette crise révèle également, notent les sages de la rue Cambon, "les fragilités structurelles du transport ferroviaire" : le réseau ferré national est en mauvais état, la productivité insuffisante, le fret ferroviaire est peu compétitif, l'endettement reste chronique... Les gares sont quant à elles plus que jamais confrontées à l’insuffisance des financements disponibles pour financer les travaux indispensables. Les mesures d'urgence prises aussi bien par l'Etat - au bénéfice du réseau et du fret - que par la SNCF étaient "indispensables", mais "pourraient s'avérer insuffisantes si le coeur de métier du groupe, le transport ferroviaire, devait être structurellement affecté par un changement durable de comportement des voyageurs", prévient la Cour. Les bénéfices des TGV doivent en effet participer à l'entretien du réseau, de même que les droits de passage payés par les trains.
Les activités conventionnées régionales (TER, Transilien) ont-elles aussi vu leur équilibre financier profondément remis en cause par la nette diminution des recettes tarifaires, constate la Cour. Ce sont les autorités organisatrices de transport qui ont été les plus affectées en 2020, conduisant l’État à les soutenir financièrement. Une fois la crise sanitaire passée, les régions et la SNCF seront confrontées à la question du maintien de plans de transport correspondant à ceux d’avant-crise. En cas de baisse durable de la fréquentation, un tel choix impliquera un déséquilibre financier qui devrait être supporté par les autorités organisatrices : un transfert de charges vers l’opérateur serait en effet non seulement préjudiciable à son équilibre financier mais pourrait également dissuader de potentiels candidats dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, estime-t-elle.
La Cour des comptes demande par conséquent à l'Etat et à la direction de la SNCF de définir "une stratégie de relance du transport ferroviaire permettant de surmonter ces fragilités", sans s'étendre sur son contenu. "En l'état actuel, le soutien de l'Etat est (...) à la hauteur des besoins", a observé le Premier ministre, Jean Castex. L'exécutif "reste très attentif à l'évolution des activités du groupe SNCF et aux moyens de faire face à d'éventuelles nouvelles dégradations économiques", a-t-il ajouté dans sa réponse aux remarques de la Cour.
Dans sa réponse, le président de Régions de France plaide, lui, pour une prise en charge par l’État d’un mécanisme d’étalement des pertes de recettes (…) "pour assainir les relations entre les régions, en tant qu’autorités organisatrices de transports, et leur opérateur ferroviaire". "Dans ce cadre, il pourrait être suggéré de mettre en place dans chaque région (…) des instances d’évaluation pour chaque convention d’exploitation, des montants concernés, avance-t-il. Ces instances pourraient réunir les régions, l’opérateur ferroviaire, et les Chambres régionales des comptes. De telles dispositions permettraient de clarifier les négociations menées entre autorités organisatrices et opérateurs de transports, renvoyant à une responsabilité nationale l’enjeu d’amortissement des effets de la crise, et à la responsabilité des cocontractants et sur un temps long l’enjeu des négociations bilatérales sur l’évolution des trajectoires conventionnelles." En l’absence de traitement de telles compensations, certaines régions n’excluent pas des scénarios de baisse de l’offre, au détriment d’une couverture des besoins de mobilité, met-il en garde. Ce qui aurait aussi selon lui "des conséquences négatives supplémentaires sur le modèle économique du gestionnaire d’infrastructure et des gares" déjà fortement fragilisé.
Dans ce même souci de radioscoper la gestion de la crise sanitaire et ses conséquences, le rapport annuel de la Cour des comptes a par ailleurs étudié de près l'enjeu de la continuité pédagogique assuré durant le premier confinement grâce aux outils numériques (voir notre article du jour). Ou encore, sur le front social, ce qui a été fait en matière d'hébergement durant la crise et de prise en charge du surendettement (voir notre article). |