Comment sortir de "la jungle du numérique éducatif" ?
Comment accélérer la transition numérique dans l'éducation ? C'est la question posée lors de l'évènement organisé au Hub de la Banque des Territoires, consacré à la collaboration public-privé en matière de numérique scolaire. A cette occasion, une étude révèle que le numérique éducatif reste un "enjeu prioritaire" pour une majorité de collectivités ; elle dresse un diagnostic du secteur et propose des recommandations telles que la mise en place d'une instance de dialogue régulier entre la filière EdTech scolaires et les collectivités et surtout une simplification des procédures d'achat public.
Dans la" jungle du numérique éducatif", les représentants des EdTech France redoutent "la complexité des circuits d'achats". Ils déplorent la "demande limitée et incertaine due à des budgets limités de collectivités", "la temporalité administrative en décalage avec les besoins de réactivité et de visibilité d'une filière entrepreneuriale", "le manque d'accès aux enseignants et à des espaces 'bacs à sable' pour expérimenter sereinement"... Ils subissent aussi souvent "le recours à l'expérimentation trop systématique, non rémunéré et sans garantie d'achat".
Enjeu prioritaire des collectivités
Cette liste - non exhaustive - est tirée de l'étude menée par la Banque des Territoires en partenariat avec le cabinet EY-Parthenon sur "l'enjeu de la collaboration entre éducation nationale, collectivités territoriales et acteurs de la filière, pour réussir le défi de l'éducation numérique". Présentée le 1er octobre 2024, l'enquête réalisée auprès de 8 régions, 34 départements, 210 communes de toutes tailles et 20 intercommunalités lors du deuxième trimestre 2024, dresse un diagnostic du secteur et propose des recommandations pour "accélérer la transition numérique dans l'éducation". La bonne nouvelle c'est que 85 % des collectivités considèrent que le numérique éducatif est un enjeu "prioritaire" ou "plutôt prioritaire".
Malgré des obstacles persistants
La moins bonne étant – sans surprise - que les contraintes budgétaires pèsent pour 69% des collectivités interrogées. Sont mentionnés également "l'absence de véhicule juridique pour contractualiser au long terme avec les EdTech", "la longueur et la complexité des processus de lancement des marchés publics", "la perméabilité du partage des compétences entre collectivités et Education nationale qui complique la définition d'une politique globale", "le manque de visibilité sur la pérennité des programmes de financement public" et "le décalage entre les attentes et certaines offres des EdTech parfois décorrélées du besoin pédagogique et des contraintes de la communauté éducative". A noter que 30% des répondants mettent en avant "un manque de coordination entre les différents acteurs impliqués, qu’il s'agisse des académies, des enseignants ou des collectivités…". Rien d'étonnant à cela quand on sait que la politique de numérique éducatif est "le fruit d'une politique locale, résultant de l'investissement des collectivités en concertation avec les académies sur le volet pédagogique qui se chargent de porter, dans le contexte du territoire, la vision définie à la maille nationale".
Lors de son intervention, Bernard Giry, directeur général adjoint en charge de la transformation numérique à la région Île-de-France, a plaidé pour une clarification des rôles entre l'État, les collectivités et les académies : "Il est essentiel de savoir qui fait quoi dans le déploiement des infrastructures et des ressources numériques."
Passer d'un modèle dépendant des subventions au chiffre d'affaires
De leur côté, les EdTech scolaires françaises appellent de leurs voeux "des indicateurs d'impact, de la stabilité financière dans les budgets publics, la mise en place d'un plan de filière". C'est du moins le message transmis par Deborah Elalouf vice-présidente EdTech France, invitée à l'évènement. Il faut dire que la filière EdTech française impliquée dans le segment scolaire ne roule pas sur l'or : son chiffre d'affaires est inférieur à 1 million d'euros et elle se déclare encore "en phase de croissance des usages et des revenus". "La filière est aujourd'hui sous perfusion de subventions. Tout l'enjeu pour les entreprises EdTech est de passer d'un modèle dépendant de subventions au chiffre d'affaires. Les subventions ne doivent être qu’une impulsion pour créer un marché récurrent", témoigne un fonds d'investissement interrogé dans le cadre de l'étude.
Qui plus est, ces derniers temps, on a plutôt parlé de l'expérimentation de "la pause numérique" dans certains collèges (obligeant les collégiens à déposer leur portable à l'entrée du collège) et des dangers de "l'hyperconnexion subie" dans un rapport, remis en mai 2024 au président de la République (notre article du 2 mai 2024) qui préconise notamment "l'interdiction des écrans en élémentaire et un meilleur encadrement des outils numériques éducatifs". "Nous tous dans cette salle sommes convaincus de l'intérêt du numérique éducatif mais ce n'est pas le cas de tout le monde", rappelle une participante inquiète de la publication mi-septembre d'une tribune dans Le Monde, co-signée par un collectif d'intellectuels "contre la numérisation de l'école" revendiquant "un droit des élèves à une déconnexion qui devrait être formellement reconnue".
Quid des financements après France 2030
A cette vague de remise en question de la place du numérique à l'école, s'ajoute la question de la pérennité des financement dans un contexte budgétaire tendu. Jusqu'alors, les politiques du numérique éducatif ont été financées via France 2030, les Programmes d'investissements d'avenir (PIA) gérés par la Banque des Territoires ou bien encore des dispositifs comme les Territoires numériques éducatifs (TNE). "Ces financements vont s'arrêter en 2027, au plus tard en 2030. Comment vont-ils être transformés en crédits de droit commun ?", s'interroge François Blouvac responsable éducation, inclusion et services au public de la Banque des Territoires lors de l'événement. Dans l'éditorial de l'étude, il évoque les "conditions favorables à une généralisation des expérimentations réussies" (lire encadré). A ce titre, il identifie "l'accélération de la transformation culturelle des acteurs, le renforcement des initiatives telles que les "Learning Expedition" (1) avec Passerelles - programme d'accélération destiné aux entreprises innovantes de l'EdTech, porté par la Banque des Territoires - et une gouvernance territoriale dynamique, comme autant d'étapes clés pour passer à l'échelle".
5 facteurs clés de succès
Christine François, de la Délégation régionale académique au numérique éducatif (Drane) partage quant à elle ce qu'elle estime être les 5 facteurs clés de succès :
- tout d'abord "s'assurer que le service numérique est suffisant au sein de la collectivité",
- ensuite "s'inscrire dans un usage sécurisé pour tous",
- se laisser un cycle de trois ans de "j'accompagne-je-déploie-j'étudie-j'évalue",
- prévoir "le financement d'expérimentations",
- et prévoir également "le financement de la formation des cadres".
Focaliser sur l'usage
Les échanges lors du Hub ont également permis de souligner l'importance d'une collaboration renforcée entre les acteurs publics et privés. Orianne Ledroit, directrice générale d'EdTech France, a insisté sur la nécessité de "structurer un marché du numérique éducatif solide, basé sur des règles partagées et transparentes". "Aujourd’hui, il y a autant de règles qu'il y a d'acheteurs publics", regrette-t-elle, plaidant pour une harmonisation des processus d'achat.
Par ailleurs, la collaboration public-privé apparait encore trop "complexe", ne se "focalisant pas suffisamment sur l'usage". Pour 63% de la filière EdTech scolaire le modèle d'affaires adopté est le "B2G", forme de commerce entre une entreprise et une entité du secteur public. Certaines EdTech confient réussir à "faire financer des projets directement par les établissements scolaires" mais en règle générale, atteindre l'élève et le professeur revient à convaincre la collectivité, entre autres, d'acheter son produit et plusieurs obstacles se dressent entre la EdTech et son public cible.
(1) Une Learning Expedition (LEX) permet d'expérimenter une multitude de contextes, de pratiques et de visions sur un temps court
Améliorer la collaboration public-privé : les recommandations de la Banque des TerritoiresFace aux constats de l'étude publiée le 1er octobre, la Banque des Territoires formule six recommandations pour améliorer la collaboration public-privé dans le domaine du numérique éducatif. Outre le fait qu'elle recommande avant tout "d'apporter des preuves tangibles de la valeur ajoutée du numérique éducatif", elle encourage à "déployer à large échelle un 'compte ressource' pour simplifier l'accès des enseignants aux marchés". Expérimenté depuis 2024 dans des départements qui deviendront de nouveaux territoires numériques éducatifs (TNE), ce compte ressource doit permettre aux enseignants d'acheter des ressources numériques et outils pédagogiques sur les sites en ligne de partenaires. Selon le ministère, les modalités opérationnelles de ce compte devront "assurer un processus d'achat déconcentré, simplifié et auditable par le comptable, dans un esprit proche de celui qui a conduit à la mise en place du pass culture". La Banque des Territoires préconise aussi la mise en place d'une instance de dialogue régulière entre la filière EdTech et les collectivités et surtout de "simplifier et adapter les procédures d'achat public pour soutenir un marché EdTech pérenne". Elle suggère enfin "d'encourager l'expérimentation locale de solutions EdTech avec des conditions permettant de rémunérer l'innovation" et de "généraliser la gouvernance territoriale entre les collectivités et les académies pour structurer l’offre de numérique éducatif". |