Chlordécone aux Antilles : mobiliser les acteurs locaux pour faire face à la défiance de la population 

Près de 14 ans après son premier rapport sur les conséquences de l’utilisation de la chlordécone aux Antilles, l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) déplore des politiques "pas à la hauteur de la situation". Si son nouveau rapport présenté ce 3 mars constate des progrès réalisés dans la connaissance – qui reste plus que partielle – des atteintes environnementales et sanitaires liées à cette molécule et décèle quelques motifs d’espoirs, il souligne surtout l’ampleur du chemin à parcourir en matière de recherche, mais aussi pour convaincre la population locale de suivre les recommandations. Un exercice d’autant plus ardu que les défaillances des précédents dispositifs ont suscité colère et défiance à l’égard de l’État.

Près de 14 ans après son rapport de 2009 consacré aux conséquences de l’utilisation de la chlordécone – pesticide qui avait été interdit aux Etats-Unis dès 1976 – dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique entre 1972 et 1993, la sénatrice Catherine Procaccia a remis l’ouvrage sur le métier, toujours pour le compte de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). Pour conclure que "si des progrès ont été réalisés dans la connaissance des atteintes environnementales et sanitaires liés à la chlordécone, les résultats obtenus depuis 2009 ne sont cependant pas à la hauteur de la situation". 

Quelques "bonnes nouvelles"

Certes, l’auteure recense quelques "bonnes nouvelles" sur le front scientifique. Alors que le rapport de 2009 relevait que les durées de contamination des sols étaient estimées "à plusieurs siècles", de nouveaux travaux ont mis en évidence une dégradation de la chlordécone plus rapide, principalement par lixiviation (lessivage). Sa concentration dans les sols pourrait ainsi "être inférieure aux limites de détection actuelles d’ici la fin du siècle". Revers de médaille, la pollution des eaux pourrait, elle, demeurer pendant plusieurs décennies après la disparition de la molécule dans les sols. 

De récents travaux laissent également penser que plusieurs souches de bactéries ou l’ajout de réducteurs chimiques pourraient dégrader la chlordécone. Catherine Procaccia soulignant dans tous les cas la nécessité d’étudier "dans tous leurs effets la toxicité des produits de transformation" qui en résulteront. La séquestration de la molécule pourrait aussi être un pis-aller, notamment via l’utilisation de sargasses pyrolysées. Une "piste de recherche" qualifiée de "porteuse d’espoirs", même si par nature non pérenne. 

Plan chlordécone IV mieux né que ses prédécesseurs

Le plan chlordécone IV (voir notre article du 24 février 2021) a également mis un peu de baume au cœur, puisque paraissant avoir tenu compte des "limites" de ses prédécesseurs. Parmi lesquelles figurent des actions "tardives et inadaptées à l’ampleur de la pollution", des instances de gouvernance et dispositifs de financement "trop centralisés", "trop complexes et peu efficaces" ou encore une "communication envers les populations particulièrement défaillante". 

Le rapport relève que ce nouveau plan a cette fois été construit en associant les collectivités locales, et qu’il prévoit entre autres dispositions des comités de pilotage locaux associant, parmi d’autres, les élus. Catherine Procaccia en préconise néanmoins une évaluation à mi-parcours. Un travail qui, là encore, "à l’inverse des évaluations précédentes […], ne devra pas uniquement mobiliser des services administratifs, mais inclure des acteurs locaux, représentant [parmi d’autres] les collectivités territoriales". Cette participation "locale" est jugée d’autant plus indispensable que les "défaillances" précédentes ont entraîné "un sentiment de colère et de défiance dans la population" à l’égard "des services étatiques".

Défiance préjudiciable

Or cette défiance est d’autant plus préjudiciable qu’elle expliquerait "les difficultés d’adhésion aux dispositifs et recommandations émises par les services de l’État". Parmi elles, les recommandations alimentaires qui, "bien qu’efficaces et connues depuis de nombreuses années, peinent à être pleinement adoptées". Ce qui expliquerait en grande partie que 14% des adultes guadeloupéens et 25% des adultes martiniquais ayant fait l’objet en 2023/2014 d’une chlordéconomie (dosage en chlordécone de la concentration sanguine – un dépistage désormais gratuit pour chaque Antillais) dépassaient la valeur toxicologique de référence définie par l’Anses. Si "une chlordéconomie élevée n’est pas nécessairement synonyme d’impacts futurs sur la santé", et si la présence de la substance peut disparaître en surveillant son alimentation, le rapport rappelle néanmoins "le lien de présomption forte entre l’exposition à la chlordécone et la survenance de cancers de la prostate" ou le risque accru de naissances prématurées.  

Les circuits informels et l’eau sous surveillance 

Pour réduire l’exposition, la sénatrice propose d’actualiser ces recommandations, pour y inclure en particulier la consommation de volailles et d’œufs, et d’accroître la surveillance des circuits de consommation informels, "principal axe de progrès". Elle recommande également de communiquer sur les risques de consommation d’eau de source, qui reste malheureusement un recours "face aux coupures d’eau régulières". Catherine Procaccia insiste ainsi sur la rénovation des infrastructures de distribution d’eau potable, et sur la nécessité de s’assurer de l’utilisation et du renouvellement des filtres à charbon actifs sur toutes les usines de traitement le nécessitant, "afin d’atteindre un taux de conformité de 100% pour l’eau potable". Elle préconise encore de mettre en place des plans de surveillance pour contrôler la présence de produits de transformation de la chlordécone dans les aliments ou de rendre obligatoires les analyses de sol pour les agriculteurs produisant des denrées sensibles (singulièrement les légumes racines et les tubercules, mais aussi les poules et les porcs). La sénatrice déplore d’ailleurs que les cartographies des sols pollués ne couvrent toujours qu’une faible partie des territoires antillais.

Élargir le champ de la recherche, repenser la communication

Regrettant que la recherche, peu financée jusqu’ici, n'ait guère exploré les conséquences de la molécule sur d’autres cancers, plus généralement sur la santé des femmes ou encore sur la biodiversité, Catherine Procaccia juge par ailleurs "primordiale" une "meilleure vision globale des risques". Elle propose de promouvoir le financement de travaux sur ces différents angles morts, parmi lesquels figurent aussi les éventuels effets cocktails ou encore les sciences humaines et sociales, appelées à la rescousse pour augmenter l’adhésion aux recommandations alimentaires. Ce qui passe par une communication "repensée", nécessairement "transparente", et "mobilisant des acteurs locaux pouvant servir de médiateurs de confiance auprès [d’une] population" qui oscillerait aujourd’hui entre déni, fatalité, découragement, colère, méconnaissance et défiance.

Un crash-test pour l’avenir

Enfin, considérant que la pollution par la chlordécone "paraît précurseur des futures pollutions que nous allons découvrir au XXIe siècle", Catherine Procaccia invite au-delà l’État à "tirer tous les enseignements des lenteurs, erreurs et faiblesses qui ont affecté la prise en charge des populations antillaises et nourri leur défiance".

 

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