Ce que la vente d'Opella, filiale de Sanofi, révèle des fragilités françaises

Alors que les syndicats appellent à une grève reconductible à partir de ce jeudi 17 octobre pour s'opposer au rachat d'Opella - la filiale de Sanofi qui produit le Doliprane - par un fonds d'investissement américain, le gouvernement et la direction font feu de tout bois pour rassurer. Pour le vice-président LR du Calvados, Cédric Nouvelot, les leçons de la crise sanitaire n'ont toujours pas été tirées. 

La vente d'Opella, filiale de Sanofi, à un fonds d'investissement américain n'a sans doute pas révélé tous ses mystères mais elle permet déjà de tirer quelques enseignements sur les dysfonctionnements de l'outil industriel français.

Le 14 octobre, le grand groupe pharmaceutique français a confirmé qu'il allait céder sa filiale, qui produit le Doliprane sur ses sites de Lisieux (Calvados) et Compiègne (Oise), au fonds d'investissement américain CD&R pour 15 milliards d'euros. Un choix qui s'est fait au détriment du fonds d’investissement français PAI Partners qui s'était pourtant aligné in extremis sur les prix de son concurrent. Cette décision a mis en émoi les élus et les syndicats qui craignent des conséquences sur l'emploi, tant elle semble aller à l'encontre des grandes déclarations sur la "souveraineté sanitaire" entendues ces dernières années. Dès le 11 octobre, le député Renaissance Charles Rodwell (auteur d'un rapport sur l'attractivité remis au gouvernement en décembre 2023) a adressé au ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, Antoine Armand, un courrier signé par 62 députés de différents bords, pour lui demander d'"activer toutes les procédures de contrôle sur les investissements étrangers en France", afin "d'évaluer la nécessité" de bloquer ou non cette opération qui "pose un enjeu très préoccupant pour notre sécurité nationale"… Initiative saluée par la CFDT, prépondérante chez Sanofi, qui, avec la CGT, a appelé mercredi à une grève reconductible à partir du 17 octobre.

Un "bilan exhaustif" des aides publiques

Pendant la pandémie de Covid, le chef de l'État et le gouvernement avaient mis la "souveraineté sanitaire" au cœur de leurs priorités. Le plan d'investissement France 2030 lancé en 2021 ne prévoit-il pas un volet sur la relocalisation de la production des médicaments ? "Ce domaine, celui des médicaments, c'est peut-être l'un des plus spectaculaires en matière de souveraineté parce que c'est l'un des secteurs pour lequel la perte de souveraineté est la plus intolérable. Déléguer à d'autres le soin de produire les médicaments essentiels dans un monde qui se fragmente, c'est une impasse", clamait Emmanuel Macron, le 13 juin 2023, sur le site du laboratoire Aguettant, en Ardèche, où il s'était rendu pour "accélérer" la "stratégie de reconquête sanitaire" engagée depuis 2020. Une filiation dans laquelle s'inscrit Antoine Armand, ex-député Renaissance. Cette stratégie a "conduit à de nouvelles implantations industrielles et à l’ouverture prochaine d’une usine de principes actifs (de paracetamol, ndlr) de Seqens dans le sud du pays", a-t-il déclaré, mardi à l'Assemblée, essuyant une pluie de questions. 

Après s'être rendu sur le site de Lisieux, lundi, avec le ministre chargé de l'industrie, Marc Ferracci, il s'est évertué à donner des garanties. "Nous avons demandé des engagements précis et fermes en matière d’emplois sur les sites de Lisieux et de Compiègne, mais aussi en matière de recherche et développement et en ce qui concerne la localisation du siège", a-t-il assuré, ajoutant avoir "lancé un travail sur Sanofi qui demande un bilan exhaustif de l'ensemble des dispositifs de soutien public dont a bénéficié l'entreprise ces dix dernières années". Selon Éric Coquerel (LFI), président de la commission des finances, Sanofi aurait touché "1 milliard d’euros au titre du crédit d’impôt recherche (CIR) en dix ans, alors même qu’en 2021 elle se situait déjà à la sixième place dans le classement des laboratoires percevant le plus d’argent de l’assurance maladie". Ce qui n'a pas empêché trois plans sociaux ces cinq dernières années. "En dix ans, c'est le nombre d'emploi R&D divisé par deux, les aides ayant largement financé la casse sociale", fustige la CGT.

"Décret Montebourg"

Face à la grogne, le gouvernement a décidé de monter d'un cran. "En accord avec le Premier ministre, je suis en train d’étudier la possible présence de l’État au conseil d’administration d’Opella, ainsi que sa participation au capital", a déclaré Antoine Armand avant que sa collègue en charge de la Santé, Geneviève Darrieussecq, ne prenne le relais mercredi. "Je veux trois garanties. D'abord, la garantie que le Doliprane est produit en France. La garantie d'approvisionnement normal des pharmacies pour l'accès pour nos concitoyens. Et la garantie que les stocks seront suffisants, puisque nous demandons aux industriels de réaliser des stocks, afin d'éviter les ruptures de stocks dans les périodes qui sont des périodes critiques", a-t-elle énuméré sur France Inter.

L'État serait en droit d'activer le fameux "décret Montebourg" publié en 2014 au moment de l'affaire Alstom, qui lui permet de mettre un veto dans les domaines stratégiques dont la santé. Mais comme l'indique l'économiste Louis-Samuel Pilcer, cet outil n'a été utilisé que trois fois depuis 2014 quand "les États-Unis bloquent 10 rachats par an pour protéger leur souveraineté". D'ailleurs, dans une note intitulée "Eléments de langage-Sanofi" datée du 14 juillet, que Politico a mise en ligne sur son site, Bercy estime qu'un refus de l'opération ne "paraît pas justifié au vu des informations dont nous disposons à date, notamment car nous pensons pouvoir imposer à Sanofi et CD&R des conditions suffisamment robustes". "CD&R est un fonds d'investissement sérieux qui présente des perspectives positives pour le développement global d'Opella", peut-on aussi y lire. Ce n'est pas l'avis du député LFI Hadrien Clouet qui rappelle que CD&R a notamment racheté But et Conforama, "en disant, la main sur le cœur, que l’emploi serait maintenu et que rien ne bougerait. Bilan : des milliers de licenciements, programmés puis effectifs". Par ailleurs, l'un de ses conseillers en France est un certain Gilles Schnepp... administrateur de Sanofi, indique La Croix, citant "une source proche de PAI".

"On a vu ce qui s'est passé avec Alcatel"

Dans un entretien aux Échos, mercredi, le président du conseil d'administration de Sanofi, Frédéric Oudéa (époux de l'ancienne ministre des Sports), a cherché à justifier sa décision. Sanofi voudrait se dégager des marges pour poursuivre ses investissements dans l'ARN messager, augmenter considérablement ses dépenses dans la R&D et élargir son portefeuille. Mais Sanofi a décidé de conserver 50% du capital d'Opella pour garantir son "ancrage français". "Cet équilibre à 50-50 avec CD&R donne à Sanofi un droit de veto sur les grandes décisions stratégiques et nous paraît le meilleur équilibre en termes de création de valeur et de gouvernance." Cependant, les syndicats font valoir que le rachat est souvent la première étape avant une prise de contrôle. C'est aussi la crainte du vice-président LR du conseil départemental du Calvados, Cédric Nouvelot, par ailleurs conseiller régional de Normandie et industriel dans l'aéronautique. "On a vu ce qui s'est passé avec Alcatel (racheté par Nokia en 2016, ndlr). Au début nos emplois semblaient préservés, cela a duré cinq ans, le temps de transférer les compétences, le savoir-faire et les brevets à l’étranger, et au bout de sept ans, on ferme le site d'origine."

"Il faut arrêter d'être naïf", s'insurge-t-il auprès de Localtis. "Je veux bien le libéralisme, mais il faut que ce soit réciproque, un peu comme avec les clauses miroirs dont on nous parle pour les accords de libre-échange", déclare-t-il.  Et de rappeler que "si vous voulez investir en Inde en Chine ou au Qatar, vous devez obligatoirement vous associer à un partenaire local".

"Il n'y a pas eu de retour d'expérience" sur le Covid

L'élu normand se réjouit du projet d'usine de Seqens à Roussillon en Isère. Mais celle-ci ne sera opérationnelle qu'en 2026. "Si une nouvelle pandémie survenait aujourd'hui, le résultat serait exactement le même ; il n'y a pas eu de retour d'expérience." Et de faire valoir qu'avant la crise sanitaire, "95% des masques étaient produits en Chine, c'est 97% aujourd'hui". "La commande publique n'a pas joué le jeu. 80% des entreprises lancées dans la production de masques pendant la crise ont aujourd'hui mis la clé sous la porte. Des clauses de préférence nationale sont nécessaires dans les marchés publics", plaide-t-il.

Selon lui, l'idée d'une "nationalisation" avancée par certains aurait un coût énorme. "Vu l'état des finances publiques, l'État n'a plus les moyens. (...) Je ne veux pas d'une économie administrée mais des garde-fous."

 

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