Désindustrialisation et relocalisation en France : quels enseignements ?
La part de l’industrie française est passée de 15 % à 10 % du PIB entre 2000 et 2020. Après la crise extrêmement violente de 2009, qui a vu disparaître plus de 80 000 emplois nets en une seule année, l’industrie française s’est toutefois peu à peu redressée et affiche un gain net d’environ 14 000 emplois entre 2015 et 2018. Alors que le récent rapport Trendeo, commandé par la Banque des Territoires, démontre que les délocalisations ne sont pas la cause première des pertes d’emplois industriels en France, comment expliquer la désindustrialisation et le rebond actuel ? Quels sont les freins à une politique de relocalisation ambitieuse et comment éventuellement les surmonter en sortie de crise sanitaire dans le cadre des Territoires d’industrie ? Exploration de différents leviers à activer pour renforcer de manière pérenne le tissu industriel français, avec Thierry Weil, Caroline Granier, David Cousquer et Damien Augias, responsable du Pôle Stratégie, communication et coordination régionale et référent Territoires d’industrie à la Direction Régionale Grand Est.
De nombreux freins culturels et politiques à dépasser
Au tournant des années 2000, la France fait ainsi partie d’un groupe de pays qui s’est progressivement désengagé de la production industrielle au profit des services à haute valeur ajoutée de l’économie de la connaissance. Comme aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et contrairement à ce qui a été constaté en Allemagne ou dans les pays scandinaves, « cette démarche s’appuyait sur la croyance forte qu’il n’y avait plus d’avenir pour l’industrie en France », explique Thierry Weil, qui note d’ailleurs que l’aversion à l’industrie est clairement ancrée. Dans l’étude “Tempête sur les représentations du travail”, publiée en 2018, la Fabrique de l’Industrie fait même remonter ce mépris culturel “au Moyen-Age ”.
Les années 2000 ont donc été marquées par un sous-investissement productif manifeste au profit d’un soutien au développement des « actifs immatériels » (logiciels, brevets, marques…). La tendance n’a commencé à s’infléchir que dans les années 2010, avec le « Grand emprunt » (2010), la nomination d’un ministre du redressement productif et le rapport Gallois (2012). À partir de 2015, les effets de ces mesures ont commencé à se faire sentir et la prise de conscience politique s’est accélérée, comme le révèlent différents programmes de réindustrialisation (comme Territoires d’industrie) ou le plan France Relance.
Il s’agit de faire prendre conscience aux jeunes que l’industrie peut être porteuse d’emploi et ne doit pas être simplement réservée aux élèves en difficulté
La présence de mesures spécifiques sur la formation professionnelle dans le Plan de Relance du gouvernement montre que cette dimension est désormais pleinement prise en compte. Caroline Granier le rappelle : « Il s’agit de faire prendre conscience aux jeunes, dès le collège, que l’industrie peut être porteuse d’emploi et ne doit pas être simplement réservée aux élèves en difficultés ». Tout aussi nécessaire : l’adaptation des apprentissages aux réalités du métier, comme l’essor de la robotisation ou de l’impression 3D.
Délocalisations et dépendances, mises à l’épreuve en temps de la Covid
Certaines facilités dans le discours public ont contribué à déformer la vision des délocalisations d’activités industrielles françaises. La première de ces facilités a consisté à pointer du doigt l’Asie comme principale région d’accueil des délocalisations. En réalité, l’analyse réalisée avec les données Trendeo France sur la période 2009-2014 portant sur 26 000 emplois perdus suite à plus de 300 délocalisations a montré que l’Asie n’attire que 15% des emplois perdus, contre 61% pour l’Union européenne (Pologne, Slovaquie, Tchéquie et Allemagne représentant plus de la moitié des emplois délocalisés vers l’UE).
Il n’en reste pas moins que, mises bout à bout, les délocalisations, la désindustrialisation et la mauvaise image de l’industrie évoquée plus haut ont des conséquences notables sur la perte des compétences et des savoir-faire. Une situation qui provoque des dépendances industrielles, qui peuvent mettre en péril les derniers fleurons. Thierry Weil cite ainsi l’exemple des Chantiers de l’Atlantique, où « il devient nécessaire, sur certaines pièces très techniques, de faire venir d’Europe de l’Est des soudeurs et des ajusteurs très qualifiés. C’est indispensable pour pérenniser le chantier en France ».
Attention à ne pas perdre nos compétences et savoir-faire
Enfin, la crise sanitaire a été encore plus révélatrice des dépendances françaises, avec les diverses difficultés d’approvisionnement en masques, respirateurs, principes pharmaceutiques actifs, etc. Même si le point de rupture n’a jamais été atteint, la crise a souligné la nécessité d’un redressement productif local. Mais quelle forme peut-il prendre ?
La relocalisation n’est qu’un moyen parmi d’autres de réindustrialiser
Chaque délocalisation procédant de motifs différents, la relocalisation doit s’envisager sur-mesure. De 2009 à 2019, les relocalisations ne représentent que 1% des créations d’emplois industriels. Aucune année n’a vu plus de 1000 emplois industriels relocalisés. La relocalisation n’est donc qu’un moyen parmi d’autres de réindustrialiser, mais la priorité est d’abord de maintenir et développer le tissu industriel existant, tout en facilitant l’émergence de secteurs d’avenir.
Comme cela est fait sur les Territoires d’industrie, l’accompagnement des pouvoirs publics doit cibler les secteurs liés à la transition écologique qui représentent des gisements de croissance ou les secteurs reposant sur des savoir-faire compétitifs. « Créer de nouvelles technologies de production d’énergie soutenables, telles que les éoliennes ou les batteries électriques, comporte certainement plus de valeur que la production de tee-shirts », résume Thierry Weil.
De la même manière, il s’agit d’appréhender les dépendances non seulement en termes de valeur absolue, mais aussi de criticité. La dépendance aux consommations intermédiaires chinoises incluses dans la production de médicaments est négligeable en valeur, mais dommageable, a fortiori en cas de crise épidémique. D’où la nécessité de diversifier les approvisionnements avant de renforcer ou reconstruire plusieurs filières.
Comment augmenter l’attractivité industrielle de la France ?
Par David Cousquer
Un grand plan de relocalisation ne peut être le seul « remède à nos dépendances ». Plutôt que des mesures spécifiques de relocalisation, il faut préférer une politique générale de réindustrialisation. Quatre grands facteurs doivent être réunis et mis en œuvre de manière nationale pour que notre industrie puisse faire face à d’éventuelles nouvelles crises : agir à la bonne échelle, anticiper la question du foncier, accélérer la transformation du secteur industriel et renforcer la communication sur les réalités de l’industrie d’aujourd’hui”.
Plutôt que des mesures spécifiques de relocalisation, il faut préférer une politique générale de réindustrialisation
- Agir à la bonne échelle, c’est s’appuyer sur la carte des villes moyennes et des écosystèmes locaux (notamment avec le programme Territoires d’industrie), et favoriser l’articulation entre les différents niveaux d’intervention que sont la région, les Etablissements publics de coopération intercommunale (EPCI) et l’Etat.
- Sur le plan foncier, il s’agit de trouver un juste équilibre entre les réglementations (sur l’artificialisation des sols, par exemple) tout en mettant à disposition des zones industrielles équipées et purgées. Certaines implantations de sites industriels de plus de 200 hectares peuvent être ralenties, faute de sites disponibles ou en raison d’un manque de coordination administrative entraînant des procédures d d’autorisation beaucoup trop longues.
- Enfin, il est nécessaire de continuer à innover. Certains secteurs ont d’ailleurs prouvé que c’était possible, comme la construction navale, l’aéronautique (civile et de défense), l’industrie du cuir, le solaire et, sous une impulsion publique récente, l’hydrogène. Pendant la crise sanitaire, les Français ont montré qu’ils pouvaient se mobiliser pour le Made in France : un élan qu’il s’agit d’encourager.
- L’industrie a de fait pris conscience de son déficit de communication et a développé des efforts récents pour changer son image, avec des approches organisées autour de l’Usine du Futur et des opérations comme l’Usine extraordinaire.
L’avis de la Banque des Territoires - Focus sur la Région Grand Est
par Damien Augias,
Responsable du Pôle Stratégie, communication et coordination régionale,
Référent Ingénierie territoriale, Action Cœur de Ville, Territoires d’industrie -
Direction régionale Grand Est
« Avec 15 Territoires d’industrie (plus de 10% du total), la région Grand-Est était déjà inscrite dans une politique de réindustrialisation ambitieuse. Mais la crise sanitaire a encore rebattu les cartes. Préparé dès le début de la crise, la région a donc imaginé le programme Business Act, un plan de reprise original qui se donne pour objectif de favoriser les relocalisations industrielles.
Dans le cadre de cette démarche propre à la région, la Banque des Territoires se positionne aux côtés des institutions et des industriels pour co-financer des études d’opportunités dans une optique de performance industrielle et de transformation énergétique. Nous avons ainsi lancé des bilans de dépendances des filières et des diagnostics d’opportunités sur les filières pharmaceutiques ou textiles.
"A travers Business Act, la Banque des Territoires contribue à favoriser la relocalisation de sous-traitants pour éviter les ruptures d’approvisionnement."
De notre point de vue, Business Act vient en complément de projets de réindustrialisation déjà engagés dans le cadre de Territoires d’industrie : nous accompagnons ainsi la réimplantation de l’entreprise Carbo France à Bure ou la création d’une ZAE innovante sur le Territoire Sud-Alsace. »
Thierry Weil est professeur de management de l’innovation à Mines ParisTech, où il a créé la Chaire « Futurs de l’industrie et du travail ».
Il est également conseiller du Think Tank “La Fabrique de l’industrie”.
Caroline Granier est chargée d’études économiques au sein du Think Tank “La Fabrique de l’industrie”.
Elle coordonne également les activités de l’Observatoire des Territoires d’industrie.