Arnaud Tiercelin, coprésident du Cnajep : "Dans des territoires déshérités, l’éducation populaire permet d’ouvrir l’horizon des possibles"

Coorganisées par le Cnajep et la ville de Poitiers, les deuxièmes Rencontres nationales de l’éducation populaire se sont tenues les 30 mai et 1er juin 2024, en partenariat avec plusieurs associations d'élus. Soucieuses de "donner à voir ce qu'est l'éducation populaire au quotidien", les associations et collectivités réunies à Poitiers ont posé les bases d'une proposition de loi destinée à mieux reconnaître, soutenir et professionnaliser les associations et les métiers du secteur. Pour Arnaud Tiercelin, coprésident du Cnajep, le développement de l'éducation populaire "sur tous les territoires et sur tous les temps de vie" passe notamment par une relance des projets éducatifs de territoire. 

Localtis - "Quartiers populaires, territoires ruraux, outre-mer : comment l'éducation populaire contribue à lutter contre le recul de l'accès aux droits ?" : c'était l’une des questions de vos Rencontres. Quelles ont été les réponses des participants ? 

Arnaud Tiercelin - On parle du droit aux loisirs, aux vacances, à la culture. Nous essayons de nous mobiliser localement, d'aller vers les publics, là où les services publics sont plutôt en retrait. Dans des quartiers déshérités, urbains ou ruraux, beaucoup d'enfants ont peu d'occasion de mobilité, sont souvent assignés à leur territoire. Leur proposer un séjour de vacances, c'est ouvrir l'horizon des possibles pour ces jeunes-là. Autre exemple : un spectacle vivant itinérant, qui va vers les publics. 

C'est également tout le travail que font les centres sociaux en matière d'animation de la vie sociale (voir notre article du 26 janvier 2024). On a aussi beaucoup parlé, récemment, des maisons des jeunes et de la culture (MJC, notre article du 2 avril 2024), la ministre de la Culture ayant resigné le 16 mai dernier une charte éducation populaire-culture qui donne à voir l'importance de l'éducation populaire pour la reconnaissance des droits culturels et l'accès à une culture émancipatrice. C'est encore tout le travail d'éducation à la citoyenneté démocratique réalisé au quotidien, notamment en lien avec des enseignants dans les écoles. 

Localtis - Pouvez-vous revenir sur le contexte et les objectifs de ces Rencontres nationales de l'éducation populaire ? 

Coorganisées par le Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d’éducation populaire (Cnajep) et la ville de Poitiers, ces deuxièmes rencontres ont bénéficié cette année d'un large tour de table, avec le soutien et le partenariat de l'Association des maires de France (AMF), l'Association des maires ruraux de France (AMRF), France urbaine, Régions de France, la région Nouvelle-Aquitaine, Hexopée (le syndicat employeur du champ de l’animation), l'Injep et le Fonjep (1). C'est un signe de mobilisation d'acteurs structurants dans le domaine de l'éducation populaire.

Le premier objectif de ces rencontres est de mieux donner à voir ce qu'est l'éducation populaire au quotidien et l'importance qu'elle recouvre. Dans tous les champs où elle se déploie, l'éducation populaire concourt activement à l'éducation, la formation, la solidarité, la citoyenneté active, et permet de lutter contre tous les risques de fracture. 

Deuxième objectif : partager une culture commune entre les acteurs, évidemment les associations mais aussi les collectivités, pour nourrir une ambition commune. Sur 700 inscrits, nous avons eu presque un tiers d'élus et agents de collectivité. 

Le troisième objectif, c'était de construire collectivement une proposition de loi pour mieux reconnaître et développer l'éducation populaire sur tous les territoires et sur tous les temps de vie. C'est cette idée de renforcer le droit à l'éducation, la culture, le sport, le loisir, les vacances, notamment sur les territoires les plus éloignés de l'offre, les territoires ruraux et ultramarins.

Aujourd'hui, est-ce qu’il manque donc à l'éduction populaire des outils législatifs ? 

Il manque des outils de reconnaissance, très clairement. Il n'y a aucun texte de loi qui définit le périmètre de l'éducation populaire. Elle est abordée par parties, dans plusieurs textes : dans le code de l'action sociale et des familles (par exemple, sur les accueils collectifs de mineurs), rapidement dans le code de l'éducation quand on parle de la communauté éducative… Mais il n'y a pas de mention du périmètre de l'éducation populaire qui donne à voir la cohérence, puisque l'éducation populaire dépend de politiques interministérielles, liées à la culture, aux loisirs, aux sports, à la formation… 

Construite en présence de six députés, dont les deux coprésidents du groupe d'études Éducation populaire de l'Assemblée nationale [jusqu’à la dissolution, ndlr], cette proposition de loi (PPL) vise donc à mieux assoir cette reconnaissance de l'éducation populaire, de ses modes d'organisation et de ses métiers. Il y a un enjeu important autour de l'attractivité des métiers, les difficultés de recrutement s'étant accentuées depuis la crise Covid. C'est ce que nous essayons de pousser via le comité de filière animation. 

Autre axe de la PPL : la gouvernance et la coconstruction de l'action publique dans le champ de l'éducation populaire. Nous portons l'idée de déployer des projets éducatifs d'éducation populaire de territoire, soit une nouvelle génération de PEDT, plus structurés, plus ambitieux et associant État, collectivités et associations. Cela nécessite pour l'État et les collectivités de mobiliser des moyens, peut-être en faisant évoluer le fonds de soutien aux activités périscolaires (FSAP) en fonds de soutien aux activités d'éducation populaire, périscolaires et extrascolaires. Alors que la suppression du FSAP a été annoncé pour la rentrée 2025 (notre article du 9 novembre 2023), il y a actuellement une forte mobilisation des collectivités pour le maintenir, en articulation avec une reprise d'ambition sur les projets de territoire.

Il y a aussi un enjeu décisif autour du droit aux vacances : le Pass'colo (notre article du 4 avril 2024) et les Colos apprenantes (notre article du 19 février 2024) sont une tentative de réponse. Ces dispositifs sont intéressants mais très focalisés et probablement pas du tout à la hauteur des besoins sociaux et éducatifs. 

Plus globalement, les moyens qui sont actuellement mobilisés au niveau national sont-ils suffisants ? 

Il y a des avancées intéressantes, notamment dans le cadre de la nouvelle convention d'objectifs et de gestion (COG) entre l'État et la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf, notre article), avec une hausse des moyens dédiés au financement des ACM [accueils collectifs de mineurs, ndlr] et un bonus territoires. 

Mais, au sein du comité de filière animation, on constate que ce n'est pas à la hauteur pour passer une étape : l'étape de la professionnalisation, la montée en qualité de nos activités, la possibilité de se déployer sur des territoires notamment ruraux ou ultra-marins. À l'heure actuelle, la COG est calibrée pour financer des activités périscolaires avec, la plupart du temps, des animateurs à temps très partiel et souvent formés uniquement avec un Bafa [brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur, ndlr]. Mais on le redit tout le temps, le Bafa n'est pas un diplôme professionnel. Cela ne peut pas suffire, en tout cas pas pour des activités de long terme, pour des personnes qui construisent un métier et qui veulent avoir des perspectives. 

Nous sommes convaincus qu'il faut travailler sur la professionnalisation de l'animation périscolaire, ce qui va nécessiter des moyens, et sur la lutte contre le temps partiel subi. Il y a un retard énorme pour attirer des gens, créer des filières métiers, mettre en place une offre de formation, on en a pour des années de travail. Mais sans l'impulsion et les moyens, on est à peu près condamné au statu quo ou à la dégradation. 

Comment analysez-vous l'évolution des relations entre les associations d’éducation populaire et les collectivités ?

Le constat que nous faisons, c'est que nous avons perdu en capacité de penser en partenariat et en coconstruction. Nous sommes de plus en plus dans un rapport de fourniture de services, avec la montée en charge continue des logiques d'appel à projets et de commande publique. Des collectivités considèrent les associations comme des prestataires de services. Par la mise en concurrence, on perd à la fois la co-construction d'un projet et d'une ambition politique commune et on va aussi vers le moins-disant, avec des moyens qui tirent les associations vers le bas [un constat également développé dans le récent avis du Cese, voir notre article du 30 mai 2024. En tant que vice-président du mouvement associatif, le Cnajep a participé à ces travaux]. 

Y a-t-il des contre-exemples ? Des collectivités qui résistent à cette tendance générale et privilégient la subvention et le partenariat vis-à-vis des associations ? 

Nous fêtons cette année les dix ans de la charte des engagements réciproques entre État, collectivités et associations (voir notre article du 13 avril 2017). Nous proposons que cette charte, comme c'était prévu en 2014, soit déclinée spécifiquement dans le champ de l'éducation populaire, pour qu'elle soit ensuite déclinée territorialement. Par exemple, la ville de Grenoble s'est lancée dans cette démarche de partenariat et de conventionnement pluriannuel avec les associations. Des villes présentes à nos rencontres, comme Nantes, Rennes, Poitiers et Strasbourg, ont cette volonté de coconstruire avec l'éducation populaire. 

Peut-on parler d’érosion de l’éducation populaire dans le monde rural ? Avez-vous des chiffres permettant de caractériser cette tendance ? 

L'éducation populaire a aussi été érodée dans les quartiers populaires. L'expérience des cités éducatives est très intéressante mais, même s'il y a un horizon de la généraliser, elle est aujourd'hui loin de concerner tous les quartiers populaires. Et elle intervient aussi après deux décennies de forte érosion des moyens dédiés aux associations. 

Dans le rural, on a toujours eu des problématiques complexes à résoudre, en lien avec les capacités de financement des collectivités. Dans ces territoires ruraux, le problème des équipements et de la mobilité se surajoute. Et il ne faut pas oublier les outre-mer qui cumulent des retards d'investissement public, avec des associations souvent très fragilisées et insuffisamment structurées. 

Concernant les chiffres, nous n'avons pas d'indicateurs globaux sur l'offre globale de loisirs, de culture, de sport, de vacances, d'animation de la vie sociale qui nous permettent d'avoir une vision fine de ce qui existe, de ce qui manque. En partenariat avec l'Injep, le Fonjep et Hexopée, nous avons donc pris l'initiative de travailler sur les chiffres clé de l'éducation populaire. C'est un travail long parce qu’il faut croiser de nombreuses sources.

Est-ce que vous revendiquez votre appartenance à l'économie sociale et solidaire ? Comment les associations d’éducation populaire envisagent-elles l'évolution de leur modèle économique et la possibilité de moins dépendre de fonds publics ? 

Nous sommes une des formes historiques de l'économie sociale et solidaire (ESS), nous le revendiquons pleinement. Dans le cadre du Fonjep, nous avons mené une réflexion sur nos modèles socio-économiques. Nos associations employeuses sont des modèles économiques, des entreprises, mais aussi des modèles sociaux. En effet, la particularité des associations de l'éducation populaire, c'est qu'elles reposent beaucoup sur du bénévolat et du volontariat. Et elles sont non-lucratives : tout ce que nous produisons, nous le réinjectons dans notre projet - ce n'est pas un point de détail. 

Ce qui peut nous singulariser, c'est la place active que nous donnons aux habitants, aux jeunes eux-mêmes dans la construction du projet. Pour progressivement redonner confiance aux gens, il faut les accompagner dans ce travail émancipateur qui consiste à se responsabiliser. Il s'agit de voir que les jeunes, les habitants et les familles sont eux-mêmes des ressources et pas uniquement des bénéficiaires d’actions. Donc cela nous donne une culture un peu particulière au sein de l'ESS. 

Sur la dernière partie de la question, pour travailler avec des publics pauvres dans des territoires, il faudra toujours de l’argent public. Quand vous travaillez sur l’intérêt général, il faut de toutes façons mobiliser de l’argent public, au titre de la solidarité et de la continuité territoriale. Une logique de marché ne pourra pas régler cette question-là.

(1) Coorganisées par le Cnajep (Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d'éducation populaire) et la ville de Poitiers, ces Rencontres ont bénéficié du soutien financier du Fonjep, Hexopée, l'Injep et la région Nouvelle-Aquitaine. Parmi les partenaires de ces rencontres, sont cités : l'Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité (AMF), l'Association des maires ruraux de France (AMRF), l'Anacej, France urbaine, Régions de France, Le Nouvel Obs, le Crajep Nouvelle-Aquitaine, le Creps Poitiers et le Collectif des maisons de quartier de Poitiers.