Amende forfaitaire délictuelle, la panacée ?
Mise en œuvre en matière de lutte contre l’usage de stupéfiants depuis le 1er septembre, l’amende forfaitaire délictuelle fait l’objet d’une intense communication du ministère de l’Intérieur, qui entend en élargir le recours à d’autres infractions – ce que permettent déjà les textes. Récent, cet outil, qui compte aussi ses détracteurs, se déploie en pratique à pas très comptés. En laissant notamment les polices municipales à l'écart.
Conformément aux consignes reçues par le ministre de l’Intérieur, qui a fait de la lutte contre les stupéfiants la mère de toutes les batailles, les préfets multiplient les opérations de contrôle, que les médias sont invités à suivre et relayer. "L’amende forfaitaire pour consommation de #drogue est appliquée partout en France. Entre le 1er et le 14 septembre, 2.393 infractions ont été relevées", se félicitait Gérald Darmanin sur twitter le 18 septembre dernier*. Après avoir été déployée progressivement à compter du 16 juin dernier sur les ressorts des tribunaux judiciaires de Rennes, Reims, Créteil, Lille et Marseille, l’amende forfaitaire pour usage de stupéfiants a en effet été généralisée le 1er septembre à l’ensemble du territoire.
Cette sanction pénale, qui consiste à verser une somme d’argent au Trésor public – en matière de stupéfiants, 200 euros, réduite à 150 euros si réglée dans les 15 jours, et portée à 450 euros au-delà de 45 jours – entraînant l’extinction de l'action publique sans qu'il y ait recours au juge, a le vent en poupe.
Ancienne en matière contraventionnelle** (créée en 1926), l’amende forfaitaire en matière délictuelle est encore toute récente. Créée en 2016, par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, pour réprimer les infractions de conduite d’un véhicule sans permis ou sans assurance, sa mise en œuvre a toutefois tardé, pour des raisons techniques (l’amende est dressée par procès-verbal électronique et traitée par l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions). Le 17 janvier 2019, la garde des Sceaux Nicole Belloubet indiquait ainsi que le dispositif était "entré progressivement en vigueur depuis le mois de novembre dernier. À ce jour, près de 200 infractions relevées ont déjà fait l’objet d’une amende forfaitaire, et le dispositif semble fonctionner correctement".
Son extension à l’usage de stupéfiants a pourtant été évoquée dès 2017, par le président de la République, annoncée par son ministre de l’Intérieur, puis promue début 2018 par les députés Éric Poulliat et Robin Reda***. Pour les parlementaires, un tel dispositif permettait :
- "d’éviter des procédures trop chronophages pour les forces de l’ordre et la justice". Côté forces de sécurité, le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb estimait qu’elles consacraient 1,2 million d’heures à l’établissement des procédures, la mission parlementaire évoquant 600.000 équivalents temps plein (ETP). Côté magistrats, le gouvernement évoquait 15 ETP magistrats et 36 ETP de fonctionnaires dans l’étude d’impact du projet de loi programmation et de réforme pour la justice ;
- d’en finir avec une réponse pénale "diverse", en fonction des doctrines de parquets peu enclins à appliquer les circulaires du ministère, et "globalement faible", au point d’évoquer une "dépénalisation de fait" (139.683 usagers interpellés en 2016 pour détention de stupéfiants selon le ministère de la Justice, 46.764 poursuites, donnant lieu à des peines très variées, majoritairement des rappels à la loi, mais aussi stages de sensibilisation, amendes, "beaucoup plus rarement de peines d’emprisonnement"…).
C’est la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice qui l’a finalement consacrée en 2019. Dans l’étude d’impact, le gouvernement soulignait que l’amende forfaitaire "permet d'apporter une réponse pénale plus systématique dans certains contentieux de masse pour lesquels l'intervention du juge pénal n'apparaît pas possible", l’estimant "particulièrement justifiée s'agissant de l'infraction d'usage de stupéfiants, pour laquelle le taux de réponse pénale est très élevé (97%) de même que le taux de poursuite (40,5%)", permettant "d'alléger la charge des juridictions sans pour autant affaiblir la fermeté de la réponse pénale" ni remettre en cause "les orientations relatives aux soins". Bref, un outil "efficace", qui fait "reculer le sentiment d’impunité par une poursuite plus systématique des consommateurs qui, aujourd’hui, fument dans les lieux publics", selon l’ancienne garde des Sceaux Nicole Belloubet, "très efficace dans la lutte contre les points de revente qui gangrènent les quartiers" pour le nouveau Premier ministre Jean Castex.
Une véritable martingale pour certains, à telle enseigne que la commission des lois du Sénat envisagea même de l’étendre à tous les délits punis d’une peine d’amende – comme les outrages à une personne chargée d’une mission de service public ou les tags – avant d’être rappelée à la mesure. "Les actes concernés doivent être facilement constatables ; ce sont donc plutôt des infractions de voie publique et des infractions simples", "sans victime identifiée", expliquait Didier Paris (député de Côte d’Or, LREM). Furent aussi écartés l’achat de tabac en dehors des lieux de monopole (délit qui aurait été créé pour lutter contre la vente à la sauvette de cigarettes de contrebande à l’unité, incrimination délictuelle finalement écartée car jugée disproportionnée au profit d'une contravention "d'acquisition de produits du tabac manufacturé vendus à la sauvette" créée par un décret de décembre dernier, qui rend l’amende forfaitaire contraventionnelle applicable), les mauvais traitements envers les animaux (relevant du contraventionnel, et donc pas du ressort de la loi) ou encore le non-respect de la réglementation relative à l’équarrissage (pas un délit de voie publique aisément constatable).
Néanmoins, le champ de l’amende forfaitaire délictuelle a été étendu à plusieurs délits :
- à la vente ou l’offre d’alcool à des mineurs ;
- au transport routier en violation des règles relatives au chronotachygraphe (deux mesures prévues dans le projet de loi initial) ;
- aux débits de boissons ouverts à l’occasion de foires, de ventes ou de fêtes publiques autorisées par l’autorité municipale ;
- à la vente à la sauvette (avec confiscation ou destruction possibles) ;
- aux occupations des halls et toits d’immeubles. Une dernière extension actée malgré l’avis défavorable du gouvernement, motif pris de la difficulté à caractériser l’infraction. Un argument que renversa justement le député Jean-Christophe Lagarde (Seine-Saint-Denis, UDI) pour l’emporter : "La loi Sarkozy de 2003 avait inventé le délit d’entrave. Or celui-ci ne fonctionne pas : il n’y a aucune poursuite, car il n’est pas possible de caractériser le délit, faute de preuves. Les policiers doivent embarquer les intéressés, voire provoquer un incident, pour pouvoir libérer le hall de l’immeuble, sinon les occupants reviennent au bout de cinq minutes !"
Depuis, l'emprise de l'amende forfaitaire délictuelle se poursuit. La loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire de février dernier l’a ainsi instaurée pour le délit de dépôt sauvage de déchets (amende de 1.500 euros).
Reste que cette emprise reste pour l’heure toute théorique. En pratique, le déploiement se fait au compte-goutte. Gérald Darmanin a bien évoqué dans un entretien au Parisien début septembre son intention d’en élargir le recours aux faits d’occupation illégale des halls d’immeubles ou de vente à la sauvette – ce que les textes permettent donc déjà –, mais aucun calendrier précis n’a été présenté.
En outre, même en matière de lutte contre l’usage de stupéfiants, les policiers municipaux restent pour l’heure à quai : "Nous ne sommes toujours pas autorisés à dresser ces amendes. Lorsque nous constatons une telle infraction – et c’est régulièrement le cas, ne serait-ce qu’avec les systèmes de vidéoprotection – nous pouvons seulement présenter l’usager à un officier de police judiciaire. C’est une perte de temps et de ressources inexplicables, un véritable gâchis", déplore, un brin résigné, auprès de Localtis, Fabien Golfier, secrétaire national de la FA-FPT chargé de la police municipale. "Cette police à deux vitesses va être difficilement tenable", pronostique-t-il. "La pression de nos collègues de la police et de la gendarmerie, mais aussi de nos concitoyens et élus, qui ne comprennent pas la logique de se priver ainsi des forces de la police municipale, est forte."
L'outil est pourtant loin de faire l’unanimité, même – surtout ? – en matière de lutte contre les stupéfiants.
Les uns ne voient dans le dispositif qu'"une machine à distribuer des amendes pour faire rentrer de l’argent sans régler le problème" (Ugo Bernalicis, député du Nord, LFI), qui "n’a d’autre finalité que de poursuivre et d’affirmer la politique du chiffre et de faciliter la répression, en rendant la procédure plus expéditive […] et cela bien évidemment en passant sous silence les enjeux sanitaires" (Éliane Assassi, sénatice de la Seine-Saint-Denis, CRCE). Est ainsi dénoncée l’impossibilité de mettre en œuvre simultanément un stage de sensibilisation ou le suivi d’une injonction thérapeutique, qui nécessitent l’intervention d’un magistrat en amont et en aval. "L’amende forfaitaire n’est en rien exclusive des autres dispositions pénales à la main du procureur : c’est une possibilité qu’il peut utiliser, ou pas, en opportunité, en fonction de la politique pénale qu’il souhaite mener", défendait le député Didier Paris, sans emporter la conviction : "Vous pourriez avoir l’honnêteté de nous dire [que les autres dispositifs] n’existeront plus vraiment une fois que l’amende sera en vigueur. Vous savez parfaitement que les policiers veulent une effectivité des poursuites – ils demandent en quelque sorte des moyens pour la justice, même si ce n’est pas en ces termes – et qu’ils utiliseront l’amende", rétorquait Elsa Faucillon (député des Hauts-de-Seine, Gauche démocrate et républicaine).
D’autres y voient au contraire "un véritable permis de consommer" (Patrice Anato, député de Seine-Saint-Denis, LREM), "soit parce que l’on ne parviendra jamais à venir en chercher le recouvrement de l’amende, soit parce que les gens auront les moyens de la payer" (Marine Le Pen, député du Pas-de-Calais, RN). La question du recouvrement est particulièrement discutée. "Si les amendes ne sont pas payées, cela ne sert strictement à rien de voter des textes, ni de demander aux policiers d’aller mettre des amendes, au péril de leur intégrité physique puisqu’ils sont alors confrontés à des violences", argumentait la députée. Pour lutter contre ceux qui "organisent leur insolvabilité", et qui ne seraient en conséquence "pas pénalisés", Jean-Christophe Lagarde et Philippe Gosselin (député de la Manche, LR) plaidèrent pour que "les auteurs d’infractions payent ce qu’ils doivent à la société, même si le montant de leurs revenus ne dépasse pas la quotité insaisissable", ce "niveau de revenus en dessous duquel la justice ne s’applique plus". Sans être entendus.
D’autres encore dénoncent un dispositif aux "effets inégalitaires […] alors même que le ciblage des jeunes hommes de milieux populaires est une réalité" (Pierre Dharréville, député des Bouches-du-Rhône, PCF), un risque de sanction plus sévère pour le primo-usager que pour le réitérant ou récidiviste par rapport à l’ancien régime ou encore une "négation absolue du principe d’individualisation de la peine" (Maurice Antiste, sénateur de la Martinique, SR), grief rejeté par le Conseil constitutionnel, qui a validé le dispositif dans la mesure où il ne porte "que sur les délits les moins graves", punis d’une peine d’emprisonnement inférieure à trois ans, et ne met "en œuvre que des peines d'amendes de faible montant" et "dès lors que le législateur a prévu que le montant de l'amende forfaitaire délictuelle ne saurait excéder le plafond des amendes contraventionnelles", épousant ici en tous points les conditions posées par le Conseil d’État dans son avis sur le texte.
Côté forces de l’ordre, on déplore une "perte de mémoire", l’amende entraînant la fin du "paluchage" – entendre la prise d’empreintes digitales, qui permettait de remonter vers d'autres infractions. Sans compter que les interpellés conduits au poste pouvaient parfois livrer de précieuses informations pour remonter les filières.
"Le dispositif ne permettra évidemment pas d'enrayer le trafic de drogue", souligne Fabien Golfier. "Ce n'est qu'un outil supplémentaire, qu'il faut néanmoins tester, mais qui ne résoudra rien à lui seul. Face au phénomène, on a à peu près tout essayé, si ce n'est la légalisation." Lors des débats parlementaires, Jacques Bigot (sénateur du Bas-Rhin, SR) ne disait pas autre chose : l’amende forfaitaire "ne constitue qu’un moyen ; cela suppose la mise en place d’une véritable stratégie par le procureur de la République et les services de police, incluant notamment la définition des endroits où auraient lieu les interpellations, des méthodes de sensibilisation des parents, afin qu’ils ne soient pas amenés à payer par la suite et des procédures pour éviter que du deal ne se développe afin de payer ces mêmes amendes… Il faudra donc être extrêmement prudent dans la mise en œuvre de ce dispositif". Bref, qui vivra verra.
* Un moyen de communication que n’hésitent plus à utiliser les préfets, avec plus ou moins de réussite. Un tweet de la préfète de la Nièvre du 16 septembre faisant état de l’opération de contrôle dans un train Paris-Nevers – "1 personne sur les 108 passagers détenait un sachet de cannabis repéré par le chien anti-drogues. Elle a fait l’objet d’une amende forfaitaire délictuelle de 200 euros" s’est ainsi attiré moult quolibets sur la disproportion des moyens qui auraient été utilisés au regard des infractions constatées.
** V. l’article R. 48-1 du code de procédure pénale pour la liste des contraventions des quatre premières classes pour lesquelles l'action publique est éteinte par le paiement d'une amende forfaitaire. Une liste que le sénateur Philippe Bas, parmi d’autres, invitait à étendre dans son rapport de 2019 sur les menaces et les agressions auxquelles sont confrontés les maires.
***Pour être précis, ce dernier recommandait une contravention plutôt qu’une amende, ce qui ne permettait plus le placement en garde à vue, la fouille à corps et la perquisition du domicile de l’usager sans contentement de ce dernier, ni de conserver la démarche sanitaire et sociale de prise en charge de ce dernier, et aurait probablement exigé, soulignait-on, de créer plusieurs infractions différentes pour "distinguer le cannabis d’autres drogues dites dures".