Agenda rural européen : chronique d’un rendez-vous manqué
La présidence française du Conseil de l’UE n’aura pas profité au projet d’agenda rural européen. Le "pacte rural" de la Commission européenne semble avoir définitivement emporté la bataille… qui n’aura guère été menée. Il fait d’ailleurs l’objet d’une grande conférence à Bruxelles ces 15 et 16 juin, qui n’émarge pas au rang des événements officiels de la présidence française, pourtant associée.
Ces 15 et 16 juin, se tiendra à Bruxelles une conférence consacrée au "pacte rural", concept que la Commission a promu l’an passé dans sa communication sur une "vision à long terme pour les zones rurales de l’UE" (voir notre article du 12 juillet 2021). Organisée par la Commission, en collaboration avec l’ensemble des institutions de l’Union – Comité européen des régions (CdR), Comité économique et social européen, Parlement européen, présidence du Conseil de l’UE et Parlement rural européen –, cet événement vient en quelque sorte clôturer la présidence française du Conseil de l’UE. Même si l’événement ne figure pas parmi la liste officielle des événements organisés dans le cadre de cette dernière. Tout sauf un détail.
Alignement des étoiles
En France, on attendait beaucoup de cette présidence pour le déploiement – ou au moins la promotion – à l’échelon européen de cet "agenda rural", un concept initialement porté par le CdR qui se veut le pendant de l’agenda urbain, initiative lancée par la Commission en 2015. Le 4 novembre dernier, sous l’impulsion de Patrice Joly (PS, Nièvre), les sénateurs français adoptaient une résolution en ce sens (voir notre article du 4 novembre 2021), rejoints en janvier par le Comité européen des régions. Dans son avis adopté sur la communication de la Commission, le CdR a en effet explicitement introduit la notion, sur un amendement de ses membres français, bouclant ainsi la boucle (voir notre article du 31 janvier). Et même si l’agenda ne figurait pas explicitement au programme de la présidence française (voir notre article du 7 janvier) – "ce dernier ne comportait aucune approche territorialisée", relève Patrice Joly, interrogé par Localtis –, on aurait pu croire qu’il était sur de bons rails. D’autant que le secrétaire d’État à la Ruralité Joël Giraud jugeait "les planètes franchement alignées" (voir notre article du 10 décembre 2021), la crise du Covid ayant notamment ragaillardi les partisans d’une "ruralité conquérante" (voir notre article du 10 mars).
Étoile filante
On a très vite compris qu’il n’en était rien. Dès le 3 février, Joël Giraud laissait entendre que le projet céderait au mieux la place à des "agendas ruraux nationaux" (voir notre article du 4 février), lors d’une conférence "Ruralisons l’Europe" finalement tenue au Sénat et en visio pour cause de covid, alors qu’elle était prévue au Parlement européen de Strasbourg. Accidentel, mais symbolique.
Publié le 9 février, le 8e rapport sur la cohésion de la Commission européenne ignore superbement la notion. Au-delà des mots, Thibaut Guignard, président de Leader France, juge "regrettable" que la Commission n’évoque pas plus dans cet exercice triennal les enjeux liés à cet agenda, "à savoir le basculement après 2027 de la politique agricole vers la politique de cohésion des mesures de soutien au développement des territoires ruraux".
Depuis, les choses sont allées de mal en pis. Déjà amputée par les campagnes électorales françaises – au passage, rien n’empêchait la France de décaler sa présidence pour bénéficier d’un semestre plein et entier –, la guerre en Ukraine est venue ajouter à la difficulté. En perturbant le calendrier, mais surtout en mettant à mal l’objectif de reconsidérer la traditionnelle équation rural = agricole, comme le rappelait récemment le sénateur Patrick Joly (voir notre article du 16 mai 2022) ou le promeut la communication de la Commission elle-même. La guerre a remis aux avant-postes la question de la production agricole et de la sécurité alimentaire, parfois même au détriment de la lutte contre le changement climatique et pour la biodiversité, totems qui semblaient pourtant intouchables – statut que n’a pas, loin s’en faut, la ruralité.
Trou noir
Alors que le semestre français touche à sa fin, Patrice Joly déplore que "le gouvernement n’ait pas vraiment travaillé sur cette thématique pendant sa présidence". Il relève que la ruralité a été en outre l’un des parents pauvres de la campagne électorale, "abordée seulement par Jean Lassalle et Marine Le Pen". Pis, le secrétariat d'État à la ruralité a depuis sombré corps et bien. "Quel mauvais signal est ainsi donné aux habitants de nos territoires, à qui l’on a pourtant laissé espérer au cours des derniers mois la prise en compte de leurs attentes", déplorait l’Association nationale Nouvelles Ruralités dans un communiqué du 25 mai. Et de regretter "que les territoires ruraux se trouvent ainsi sans visibilité au sein du gouvernement, sans interlocuteur identifié et noyés dans le vaste ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, laissant craindre que les enjeux d’inégalité territoriale et en particulier les spécificités rurales ne soient reléguées au second rang". "La ruralité disparait du vocabulaire gouvernemental" et "la culture du ‘bocal parisien’ reste encore largement hermétique aux réalités rurales", déplore pour sa part l’Association des maires ruraux de France (AMRF), dont l’ancien président, le regretté Vanik Berberian, est considéré comme le père de l’agenda rural en France (voir notre article du 10 mars 2021).
L’absence d’un "ministre de plein exercice à la ruralité" – souhaité par l’AMRF – risque fort d’entraîner définitivement dans sa chute le projet d’agenda européen. "L’idée était particulièrement portée par Joël Giraud, élu d’une commune rurale. Sans remettre en cause leurs qualités, on ne peut pas dire qu’Amélie de Montchalin ou Christophe Béchu présentent le même profil", note un élu. "L’agenda rural reste une idée très franco-française", explique en outre à Localtis un connaisseur du dossier. L’enthousiasme hexagonal est loin d’être partagé par tous les États membres. Pour les uns, la ruralité ne constitue nullement un enjeu. D’autres n’entendent pas se voir imposer de nouvelles contraintes par Bruxelles en la matière. Sans l’aiguillon français, l’affaire paraît d’autant plus mal embarquée.
Big bang ou pétard mouillé ?
Certains ne pleureront guère ce raté. "Il faudrait d’abord tirer le bilan de l’agenda urbain, qui ne me parait pas avoir révolutionné les choses. Les collectivités qui s’y sont impliquées se sont un peu épuisées", relative ainsi Christophe Moreux, de l’Afccre, auprès de Localtis. S’il estime que "la démarche est à encourager", c’est pour lui à condition qu’elle "ne soit pas seulement un exercice théorique". Un travers qui ne semble pas épargner, par exemple, le principe "ne pas nuire à la politique de cohésion", d’emblée mis à mal par le plan REPowerEU (voir notre article). D’autres y voyaient au contraire un véritable motif d’espoir, notamment dans le combat visant la réintégration du Feader au sein de la politique de cohésion.
Patrice Joly invite pour sa part à ne pas se focaliser sur la notion d’agenda, "qui d’ailleurs en français ne veut rien dire. Les services de la Commission eux-mêmes conseillent de ne pas s’accrocher au parallèle avec l’agenda urbain, au succès mitigé. Pacte rural ou agenda rural européen, peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !", déclare-t-il à Localtis, faisant ainsi écho aux propos de Joël Giraud tenus en février. Reste à voir si la conférence bruxelloise saura enivrer les esprits. "Rien n’est acquis", confirme le sénateur. Lui insiste sur la nécessité d’une enveloppe financière, qui pourrait notamment prendre la forme d’un "plurifonds" – également souhaité par Leader France dans sa contribution des ruralités européennes au 8e rapport que l’association vient de publier – ou d’une revalorisation de Leader. Si cela ne paraît guère envisageable avant la prochaine programmation, Patrice Joly plaide pour "poser dès maintenant des jalons", notamment lors du point d’étape prévue pour l’actuelle programmation. "D’autant que les volumes financiers nécessaires pour les territoires ruraux, c’est 3 francs 6 sous !", plaide-t-il.
Côté Leader France, on insiste également sur la nécessite de poursuivre la simplification de la démarche Leader au profit notamment des porteurs de projets, "souvent affichée" mais qui "ne trouve pas son application concrète". Or, estime Thibaut Guignard, "sans réelle simplification, tout cela ne servirait à rien".