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Action extérieure : les collectivités territoriales libres… mais pas trop

Le champ de l’action extérieure des collectivités territoriales – qui peut être directe ou indirecte, via une subvention ou un partenariat, prendre la forme d'une convention ou s'organiser sans support conventionnel – est désormais très large. La liberté des collectivités n’est toutefois pas sans limite. Les engagements internationaux de la France doivent notamment être respectés : trois collectivités viennent de l’apprendre à leurs dépens.

"La coopération décentralisée échappe par définition au pilotage national de l’aide publique au développement. S’agissant d’actions menées à l’initiative des collectivités territoriales régies par le principe constitutionnel de libre administration, les initiatives des territoires ne peuvent faire l’objet d’une stratégie nationale mise en œuvre d’en haut", rappelaient dans leur rapport sur l’aide publique au développement  les députés Bérengère Poletti et Rodrigue Kokouendo .

Le nécessaire respect des engagements internationaux de la France

Pour autant, cette liberté n’est pas totale. Les communes de Saint-Étienne, de Décines-Charpieu et de Villeurbanne viennent de l’apprendre à leurs dépens. À la demande des préfets de la Loire et du Rhône, le tribunal administratif de Lyon a en effet annulé*  les  "chartes d’amitié" que ces collectivités avaient nouées avec des villes du Haut-Karabagh, territoire rattaché à l’Azerbaïdjan en 1921 par les autorités soviétiques (la population y était alors très majoritairement arménienne), mais qui a proclamé son indépendance en 1991, exacerbant un conflit historique entre communautés azérie et arménienne, toujours latent en dépit d’un cessez-le-feu conclu en 1994** .
Le tribunal relève d’abord que si une telle charte "n’est pas une convention relevant du second alinéa de l’article L. 1115-1" du code général des collectivités territoriales (cas où l’on peut réellement parler de "coopération décentralisée" – qui nécessite contractualisation), "elle se présente en revanche comme une action de coopération au sens du 1er alinéa du même article, qui fixe le cadre général de l’action extérieure des collectivités territoriales. Elle n’est dès lors légale que dans la mesure, notamment, où elle est conclue dans le respect des engagements internationaux de la France".

La France ne reconnaît pas la République du Haut-Karabagh

Or, rappelant que la France copréside le "groupe de Minsk", créé par l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe afin de résoudre pacifiquement ce conflit, et qu’il "découle de cet engagement une obligation de neutralité de la part des autorités françaises", le tribunal juge qu’une telle charte, nouée "avec une collectivité territoriale non reconnue par la France et dont l’existence et la reconnaissance sont l’objet d’un conflit international au sujet duquel les autorités françaises ont pris un engagement de neutralité", a été signée "en méconnaissance des engagements internationaux de la France". Elle doit donc être annulée.
La position du tribunal épouse ainsi parfaitement la ligne fixée dans une circulaire conjointe des ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères du 24 mai 2018  – remplaçant celle du 2 juillet 2015 -, visant explicitement, entre autres, "les accords avec des autorités locales se réclamant d’États ou de situations territoriales (annexion, sécession, etc.) non reconnus par la France ou ayant cessé de l’être". Une position encore soutenue par le ministère des Affaires étrangères lors d’un point de presse le 26 octobre 2018 : "La position de la France est claire et sans ambiguïté : la France ne reconnaît pas la 'République du Haut-Karabagh'. Les accords signés par les collectivités locales n'engagent pas le gouvernement français et n'emportent pas de conséquence juridique."
Le maire de Villeurbanne a pour sa part regretté "ce mauvais signal donné à celles et ceux qui sont attachés à la voix forte et indépendante de la France", jugeant "qu’en faisant de l’amitié un délit et en cédant ainsi aux pressions d’un État aussi totalitaire que peut l’être l’Azerbaïdjan, ceux qui gouvernent notre pays n’en sortent pas grandis".
La décision du TA de Lyon n'est pas sans rappeler deux décisions du TA de Nancy, remontant au 28 décembre 2018, venues annuler les délibérations de deux conseils municipaux tendant à faire de Marwan Barghouti un citoyen d'honneur de leur commune. Il avait là aussi été considéré que ces délibérations constituaient "une prise de position dans une matière relevant de la politique internationale de la France dont la compétence appartient exclusivement à l'Etat" et qu'elles méconnaissaient "le principe de neutralité des services publics" (voir ci-dessous notre article du 4 mars).

* Pour être exact, dans le cas de Villeurbanne, seule la décision du maire refusant d’abroger la charte a été annulée, et non la charte elle-même, l’intervention du préfet ayant été jugée trop tardive. Concrètement, l’annulation d’un acte signifie sa suppression rétroactive (il est censé n’avoir jamais existé). L’abrogation signifie que sa disparition ne vaut que pour l’avenir - l’acte conserve ses effets passés, mais cesse d’en produire de nouveaux.

** Les heurts y sont toujours réguliers et meurtriers, comme les incidents au-delà des frontières. En témoigne, le 3 octobre dernier, l’exemple d’un drone portant le drapeau du Haut-Karabagh interrompant un match de football de ligue Europa au Luxembourg.

 
Références : la décision Préfet du Rhône c/ Commune de Villeurbanne ; les décisions Préfet de la Loire c/ Commune de Saint-Étienne et Préfet du Rhône c/ Commune de Décines-Charpieu

Un guide pour faire le point sur le droit de l’action extérieure des collectivités

"A la demande de nombreux usagers", la Délégation pour l’action extérieure des collectivités (DAECT) vient de publier un Guide juridique de l’action extérieure des collectivités territoriales (Pougnaud P., DAECT, Doc. fr., 1re éd., juin 2019). S’agissant de la question du respect des engagements internationaux de la France (voir page 30), le guide ne laisse pas de place au doute : les collectivités et leurs groupements "ont une obligation absolue" de ne pas y contrevenir. "Il est en outre hautement souhaitable que leur action se situe en conformité avec les orientations de la politique étrangère du pays, dans le cadre d’une approche de 'diplomatie démultipliée' (cf. la circulaire du 24 mai 2018)"- Le guide y évoque d’ailleurs explicitement la situation du Haut-Karabagh ou de la Crimée (voir page 19).
Le guide souligne que cette règle, "centrale", a été mise en tête de la rédaction de l’article de principe [L. 1115-1 du CGCT] par la loi du 7 juillet 2014 "alors qu’avant il figurait au même rang que la question des compétences". Et rappelle que, comme l’indiquent les circulaires des 2 juillet 2015 et du 24 mai 2018, "en cas d’interrogation sur l’existence de tels traités ou accords, les collectivités qui souhaitent s’engager dans des conventions sont priées de contacter au préalable la DAECT".

 

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