Accord avec le Mercosur : de vives inquiétudes chez les agriculteurs
L'accord de libre-échange signé entre l'UE et le Mercosur le 28 juin repose sur des "intérêts offensifs" européens dans le domaine industriel et, en contrepartie, des importations massives de produits agricoles en provenance de ces quatre pays d'Amérique du Sud. Les agriculteurs, en particulier les éleveurs de viande bovine, ont le sentiment d'avoir servi de "variable d'ajustement". Si le gouvernement brandit des garanties, elles ont du mal à convaincre.
"L’Europe qui protège"… Le slogan brandi ces derniers mois par le président français Emmanuel Macron et par Jean-Claude Juncker dans son dernier discours sur l’état de l’Union contraste avec l'effervescence du monde agricole suite à l’accord de principe signé entre l’Union européenne et le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay), le 28 juin. "L’UE ne protège plus, elle expose même aux dures lois de la concurrence les producteurs, notamment français !", s’indignent même les chambres d’agriculture dans un communiqué. Une fois de plus, les agriculteurs, en particulier les éleveurs, ont en effet le sentiment d'avoir servi de "variable d'ajustement". Pour saisir tout l'enjeu de cet accord, il suffit de voir la nature des échanges entre les deux blocs : 95% des exportations de l'UE vers le Mercosur sont des produits industriels, alors que les produits agricoles représentent 47% des exportations du Mercosur vers l'Europe.
"Intérêts offensifs" dans l'automobile
Cet accord a été arraché après vingt ans d’âpres négociations. Il s’inscrit dans une série d’accord dits de "nouvelle génération" censés contourner l’échec des négociations à l’OMC dans le cadre du "cycle de Doha". Outre les suppressions de droits de douanes, ces accords sont entourés de règles dites "non-tarifaires" : "harmonisation" des normes en matière sanitaire et environnementale, garanties sur la propriété intellectuelle (avec le respect des indications géographiques protégées), accès aux marchés publics... Il s’agit du plus important accord de ce type signé par l’UE, se félicite la Commission, qui évoque un marché global de 780 millions de personnes… Les deux parties s’engagent à éliminer la quasi-totalité de leurs droits de douane entre dix et quinze ans selon les produits. Soit, pour l’Europe, une économie de 4 milliards d’euros de droits de douanes pesant sur ses exportations, le marché sud-américain étant à ce jour particulièrement protectionniste. Cet accord "servira de tremplin aux entreprises européennes pour pénétrer un marché (de 260 millions de consommateurs, ndlr) doté d'un énorme potentiel économique", se réjouit la Commission qui a des "intérêts offensifs" à défendre. On pense par exemple aux secteurs des transports ou aux majors de la distribution de l’eau et de l’assainissement sachant que, pour la première fois, les marchés publics sud-américains seront ouverts aux entreprises européennes…
L'accord devait aussi profiter aux produits industriels européens assujettis à des droits de douane élevés comme les voitures aujourd’hui taxées à 35% - le Mercosur s’engage à les détaxer d’ici quinze ans -, les pièces détachées, les machines-outils (taxées de 14 à 20%), les produits chimiques et pharmaceutiques… En s’ouvrant ainsi à l’industrie européenne, les pays du Mercosur entendent surtout écouler leurs produits agricoles bien moins chers.
357 indications géographiques reconnues
Certes, certains producteurs européens ont aussi matière à se réjouir : le chocolat, le vin (taxé à 27%) et les spiritueux, les produits laitiers (notamment 30.000 tonnes de fromage sans droits de douane d'ici dix ans) bénéficieront aussi de meilleures conditions. Les pays du Mercosur s’engagent aussi à reconnaître 357 indications géographiques protégées (IGP) telles que le Comté, le jambon de Bayonne, etc. En retour, l'UE protégera 220 IGP du Mercosur. Mais, dans son communiqué, la Commission ne dit mot des contreparties. Et pour cause. L’Union européenne devra elle aussi éliminer ses droits de douanes sur tous les produits industriels d’ici dix ans. Mais c’est surtout du côté des denrées alimentaires que l’affaire se gâte. L’UE s’engage à ouvrir son marché à 99.000 tonnes de viande bovine (dont 55% de viande fraîche et 45% de viande congelée), à un taux préférentiel de 7,5%. On se souvient des déclarations de l’ancien ministre de l’Agriculture Stéphane Travert qui, en février 2018, assurait qu’il fixerait des "lignes rouges", précisant qu’un quota de 70.000 tonnes en provenance du Mercosur n’était "pas soutenable pour le marché français". Le seuil est finalement largement dépassé. Or la filière bovine tricolore est déjà "durablement fragilisée", avec un déficit commercial de 230 millions d'euros, constatait le Sénat dans un rapport de 2018. L’accord prévoit aussi l’importation de 180.000 tonnes de volaille, 25.000 tonnes de porcs, 450.000 tonnes d’éthanol, 60.000 tonnes de riz, 45.000 tonnes de miel ou encore 1.000 tonnes de maïs doux. Quant au sucre, il se voit accorder un contingent supplémentaire de 180.000 tonnes. Ce qui pose un problème pour la production d'outre-mer.
Des exploitations de plus de 2.000 hectares
Les autorités européennes s'efforcent de rassurer. "Notre ouverture aux produits agricoles du Mercosur se fera sur la base de contingents soigneusement gérés qui permettront d'éviter tout risque d'inondation du marché de l'UE par un produit donné qui mettrait en péril les moyens de subsistance des agriculteurs de l'UE", explique le commissaire à l’Agriculture, Phil Hogan. De la FNSEA à la Confédération paysanne, les syndicats n'ont pas ce sentiment et mettent en garde contre les moindres exigences sanitaires et phytosanitaires dans les pays d'origine, qu'il s'agisse des conditions de transport et de traitement des animaux, d'utilisation de farines animales, de viandes aux hormones, de pesticides interdits en Europe... Cet accord est "inadmissible car il sacrifie l'agriculture et l'élevage sur l'autel d'un commerce cannibale et d'une course folle à la concurrence effrénée", s’insurge la Confédération paysanne. "Qu'y a-t-il de 'durable' à mettre en péril nos élevages paysans, majoritairement nourris à l'herbe, en abaissant les droits de douane sur l'importation de 99.000 tonnes de viande bovine issue d'animaux entassés dans des feedlots, gavés au soja OGM et aux antibiotiques ?" Pour la FNSEA, "l’UE fonce dans le mur et accélère". "Le modèle agricole des pays du Mercosur ne peut pas être comparé au modèle européen : les tailles de troupeau de milliers de têtes, des exploitations de plus de 2.000 hectares, l’usage de produits phytosanitaires ou de médicaments vétérinaires interdits en Europe sont monnaies courantes", dénonce le premier syndicat agricole. L'Institut de l'élevage qui a publié l'une des rares études d'impact sur le sujet estime que l'accord auquel s'ajoute le Ceta avec le Canada pourrait mettre en péril quelque 30.000 exploitations en France, sur 80.000 existants...
Clause de sauvegarde
Certes l’accord a prévu une "clause de sauvegarde" pour l’agriculture européenne susceptible d'interrompre les importations si elles venaient à déséquilibrer profondément une filière. Mais pour Claude Cochonneau, président des chambres d’agriculture, ce n’est "pas une garantie suffisante". Les craintes portent principalement sur le Brésil qui devrait être le premier bénéficiaire de la répartition des contingents de viande entre les quatre pays du Mercosur, devant l'Argentine. Le pays a aussi homologué environ 250 pesticides depuis l'entrée en fonction de Jair Bolsonaro. Le gouvernement français se félicite que le Brésil ait finalement renoncé à sortir de la Cop21 (au terme de laquelle il s’engage à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 37% d’ici à 2025). "Le Brésil est engagé à reforester à hauteur de 12 millions d’hectares", veut croire Jean-Baptiste Lemoyne. Le secrétaire d'État qui a essuyé une salve de critiques au Sénat le 4 juillet rappelle aussi que l'utilisation d'hormones ne sera pas autorisée : un règlement européen vétérinaire sera mis en oeuvre en 2021 et s'appliquera donc à l'accord. Seulement, beaucoup doutent de l'efficacité des contrôles, alors que le Brésil a connu plusieurs scandales récents avec des affaires de corruptions d'inspecteurs des services d’hygiène. Suite à quoi l’UE avait décidé, l'an dernier, de fermer son marché à une vingtaine d’entreprises brésiliennes. L'Institut de l'élevage rappelle également que l'étiquetage de l'origine de la viande dans le secteur de la restauration "reste loin d'être généralisé en UE", il n'est obligatoire qu'en France. Selon l'institut, les conditions d'un nouveau "scandale" sont réunies. Il affecterait l'image de l'ensemble de la filière.
Après l'accord politique du 28 juin, le texte devra être finalisé, puis ratifié par le Parlement européen et les États membres. Le gouvernement a promis d'être "vigilant" et d'associer le Parlement national à cette procédure en lui fournissant une étude d'impact. Pour le sénateur des Vosges Daniel Gremillet (LR) qui intervenait au Sénat, le 4 juillet, "la vraie question à présent, c'est : est-ce que la France va exercer son droit de veto (...) ? Le président de la République a promis une Europe qui protège (...) Il est grand temps de passer de la parole aux actes".