Union européenne : dissensions persistantes sur les voies de la décarbonation

Les conseils des ministres européens de l’environnement et de l’énergie tenus cette semaine ont une nouvelle fois mis en lumière les tensions entre États membres sur les voies et le rythme de la décarbonation. La France redoute un nouveau coup porté au nucléaire et refuse pour l’heure de souscrire sans réserve à l’objectif de réduction des gaz à effet de serre proposé par la Commission européenne pour 2040. Elle plaide par ailleurs pour un assouplissement du règlement sur les normes d’émissions de CO2 des automobiles, lourd de menaces pour les constructeurs français. 

Si en France les travaux sont à l’arrêt, il n’en est rien à Bruxelles, où les réunions s’enchaînent en cette fin d’année. L’ambiance y est plus policée que dans l’Hexagone, mais les tensions n’en sont pas moins présentes sur nombre de dossiers. En témoigne notamment le Conseil de l’énergie tenu ce 16 décembre, et celui de l’environnement réuni le lendemain.

Un objectif Climat 2040 discuté

En cause notamment, le nouvel objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) que doit proposer l’Union européenne lors de la prochaine Conférence des parties (COP), qui se tiendra à Belém (Brésil) en novembre prochain. Dans une communication publiée le 6 février dernier, la Commission européenne s’est prononcée pour une réduction nette des émissions de GES de 90% en 2040 par rapport à celles de 1990, orientation réaffirmée depuis par Ursula von der Leyen lors de la présentation de son programme, en juillet. 

Un objectif contesté pour l’heure par la France (parmi d’autres) : "Pour avoir un bon objectif, il faut un solide plan d'action", a plaidé Agnès Pannier-Runacher lors du Conseil de l'environnement. Un "préalable" qui inclut notamment, pour la ministre démissionnaire de la Transition écologique, "la mise en œuvre du Clean industriel [deal]", également annoncé par Ursula von der Leyen en juillet, avant de préciser, le 27 novembre, qu’il sera présenté "dans les 100 jours". 

"Nous ne souhaitons pas mettre la charrue avant les bœufs", décrypte-t-on au cabinet d’Agnès Pannier-Runacher, en déplorant "une tendance malheureusement de l’Union européenne à promettre quelque chose que l’on n’est pas en mesure de mettre en œuvre", au détriment "de la crédibilité de l’UE". Se défiant de tout "chiffre magique", le cabinet de la ministre plaide pour "d’abord se mettre d’accord sur un plan d’action, des mesures, des moyens, et en fonction de cela voir ce que cela donne comme chiffre". Reste que le temps presse. Lors des débats, la ministre a souligné la nécessité qu’un objectif soit déterminé sous présidence polonaise (au cours du 1ersemestre 2025) ou "vraiment au tout début" de la présidence suivante (danoise). "C’est une question de crédibilité, mais aussi de visibilité à donner aux différents acteurs de la décarbonation."

Pression sur le nucléaire

Ce n’est toutefois pas le seul objet de discorde, puisque côté moyens, justement, le bât blesse. Notamment en cause, la révision, en catimini, opérée le 1er décembre dernier par Ursula von der Leyen, de la lettre de mission du commissaire chargé de l’énergie, Dan Jørgensen. Si la présidente de la Commission demande toujours à ce dernier de proposer "une initiative pour accélérer le déploiement du stockage de l’énergie et des énergies renouvelables", elle précise désormais qu’il devra le faire "en proposant un objectif en matière d’énergies renouvelables pour 2040". 

La France y voit un nouveau mauvais coup porté au nucléaire. "Il faut un volet énergétique dans l'objectif 2040 qui repose entre autres sur une neutralité technologique totale. C'est pour cela que nous rejetons l'objectif d'énergie renouvelable d'ici 2040, puisqu'il ne respecte pas ce volet de neutralité technologique et qu'il efface toutes les solutions intelligentes de flexibilité ou autre que l'on pourrait mettre en œuvre", a plaidé Agnès Pannier-Runacher lors du Conseil environnement.

La veille, au Conseil énergie, la ministre avait fait de cette neutralité technologique "la condition sine qua non du rehaussement de notre ambition climatique", en relayant les "préoccupations" exprimées par les 15 pays membres (dont 3 avec le statut d’observateur) de l’Alliance du nucléaire qu’elle avait par ailleurs réunis en marge de cette réunion : "Le déploiement des énergies renouvelables et l'importance de l'efficacité énergétique sont des leviers cruciaux, mais ne seront pas suffisants à eux seuls si nous voulons atteindre un objectif ambitieux de réduction des émissions d'ici 2040", plaident ces derniers. 

Des énergies "renouvelables" aux énergies "décarbonées"

La meilleure défense étant l’attaque, Agnès Pannier-Runacher "encourage donc la Commission européenne à établir une voie claire pour refléter de manière adéquate le rôle de l'énergie nucléaire dans toutes ses communications et propositions législatives", l’appelant notamment, "à substituer à la directive sur les énergies renouvelables une directive sur les énergies décarbonées". Une révision qui devrait conduire dans le même temps, a-t-elle souligné, "à la révision du règlement gouvernance de l’énergie de 2018 (…) et en particulier la formule définissant les trajectoires nationales de décarbonation pour tenir compte du degré de décarbonation des mix [énergétiques] des États membres dans un esprit d’équité". Le tout en observant que "le bon niveau de planification du réseau reste le niveau national et que la planification européenne ne saurait devenir contraignante".

Dans le détail, la ministre a notamment jugé nécessaire de "développer désormais la pilotabilité des énergies renouvelables variables éolienne et photovoltaïque et faire en sorte que ces filières aient les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres filières de production, pour éviter la volatilité des prix et les écarts entre production et consommation qui risquent de créer des situations de black-out physiques". Elle a également plaidé pour faire de la chaleur et du froid renouvelables, et de l’hydroélectricité des "priorités" ou encore invité l’Europe à se saisir du sujet de la sobriété énergétique.

Si la ministre indique que le commissaire "a fait preuve d’une certaine ouverture", les discussions promettent d’être âpres. Au cabinet de la ministre, on se défend toutefois "de tout chantage" qui viserait à conditionner l’acceptation de l’objectif de réduction de 90% des émissions de GES en 2040 à la reconnaissance du nucléaire…

Plaidoyer pour un assouplissement du règlement Cafe

Pour étayer sa position sur l’objectif 2040, la ministre a également argué lors du Conseil environnement qu’il fallait "montrer aussi qu'on est capable de délivrer les objectifs 2030 et 2035"… tout en "pouss[ant] à ce qu’il y ait des flexibilités, des ajustements". Dans son viseur, le "règlement Cafe" sur les normes d’émissions de CO2 des automobiles, que les constructeurs européens peinent à respecter faute de vendre suffisamment de véhicules zéro émission, au risque de devoir verser des amendes gigantesques (voir notre article du 3 décembre). "Compte tenu du risque induit par ces amendes potentielles les constructeurs européens explorent actuellement des possibilités de pooling offertes par le règlement", a alerté la ministre. Concrètement, pour éviter les amendes, les constructeurs défaillants verseraient des "compensations" aux constructeurs qui respectent, eux, les objectifs fixés. "Comme les constructeurs chinois ou Tesla", précise le cabinet de la ministre. Une "double pleine", souligne cette dernière. "Outre le fait que ces compensations obéreraient la capacité des constructeurs français à investir dans la décarbonation, cela favoriserait leurs concurrents extra-européens qui sont déjà en avance sur le sujet", appuie son cabinet. "Une approche contre-productive, martèle encore la ministre, puisqu’elle fragilise notre industrie, qu’elle n’accélère pas l'électrification et qu’elle pose évidemment un problème politique majeur vis-à-vis de l'opinion publique, qui a le sentiment que les efforts sont faits en Europe et que les gains économiques sont ailleurs". 

Position d’équilibriste

Reste que la France ne semble guère avoir été entendue sur ce dernier sujet, si ce n’est par l’Italie (et par le groupe PPE du Parlement, qui a présenté le 11 décembre dernier un plan pour assurer la compétitivité du secteur). La position de l’Allemagne est plus floue, alors que le groupe Volkswagen pourrait, selon certains analystes, être l’un des constructeurs plus touchés. 

"La mobilité électrique doit être soutenue et nous ne pouvons pas diminuer encore ce qui est prévu pour les flottes", a déclaré le représentant allemand dans la foulée de l’intervention française. Et de préciser qu’ "à sa connaissance, les constructeurs allemands ne sont pas entrés dans ce système" de compensation. Ce 19 décembre, le chancelier Olaf Scholz aurait toutefois, d’après l’agence Reuters, invité la Commission à la prudence.

La position française n’est guère aisée à tenir puisque, comme l’a rappelé Agnès Pannier-Runacher elle-même, c’est elle qui était "présidente du Conseil environnement et énergie lorsqu'on a mis en place ces textes". 

En outre, son cabinet souligne l’attachement de la France "à l’intégrité du Green Deal", se déclarant ainsi hostile au report de l’entrée en vigueur du SEQE-2 (le marché carbone pour les secteurs du bâtiment et du transport routier) sollicité par certains États membres ou déplorant que l’on ait "ouvert la boite de Pandore" en acceptant de revoir le règlement déforestation (le Parlement le 17 décembre, suivi du Conseil le lendemain, ont définitivement adopté le report d’un an de son entrée en application – voir l’encadré de notre article du 3 décembre), une brèche dans laquelle "tout le monde s’engouffre pour remettre en cause l’ambition des textes".

Circularité du secteur automobile, micro-plastiques, Reach et géothermie

D’autres textes étaient encore au menu du Conseil environnement, dont la proposition de règlement visant à renforcer la "circularité" du secteur automobile, qui remplacerait la directive relative aux véhicules hors d’usage et celle sur la réutilisation, le recyclage et la valorisation des véhicules. Pas de consensus à ce stade, les 27 s’étant notamment opposés sur la teneur minimale de plastique recyclé que devraient contenir les véhicules à l’avenir. Si certains, dont la France, soutiennent le taux de 25% recommandé par la Commission, d’autres y sont formellement opposés. L’inclusion des poids lourds et des motos a en revanche fait l’objet d’un compromis, comme l’application du principe de responsabilité élargie du producteur.

Côté plastiques, un compromis a également pu être trouvé sur la proposition de règlement relatif à la prévention des pertes de granulés plastiques, présenté en octobre par la Commission. Reste désormais à faire de même avec les négociateurs du Parlement et de la Commission. 

• Le règlement Reach était également au menu. Sa révision ciblée sera proposée fin 2025 par la Commission.

• Enfin, relevons que lors du Conseil énergie, les 27 ont, à l’unanimité cette fois, soutenu et approuvé les conclusions du Conseil sur la promotion de l’énergie géothermique, conformes aux conclusions d’un rapport sur l’avenir de cette énergie présentée en préambule par le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie. Le Conseil invite la Commission à "élaborer une stratégie globale de décarbonation du chauffage et du refroidissement ainsi qu’un plan d’action européen spécifique en faveur de la géothermie" qui présente "des règles nouvelles ou adaptées pour la promouvoir, facilite l’accès aux financements pour faire face aux coûts d’investissement initiaux élevés et renforce la main-d’œuvre et la recherche dans ce domaine".

 

 

 

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