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Interview - Surpeuplement dans l'habitat : "On observe beaucoup de déni et de fatalisme", Manuel Domergue (Fondation Abbé Pierre)

A l'occasion de la présentation, ce mardi 30 janvier à La Défense, du 23e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur le mal-logement en France, son directeur des études, Manuel Domergue, témoigne pour Localtis du retour des phénomènes de surpeuplement dans l'habitat. Une tendance inquiétante, dont les collectivités locales auraient tort de minorer la gravité.

LocaltisVous avez choisi, dans l'édition 2018 de votre rapport sur l'état du mal-logement en France, de mettre l'accent sur une de ses manifestations : le surpeuplement dans l'habitat. Quelle est l'ampleur du phénomène ?

Manuel Domergue -
La Fondation Abbé Pierre estime à 4 millions le nombre de mal-logés en France aujourd'hui, et à 12 millions le nombre de personnes "fragilisées". Le surpeuplement touche quant à lui 8,6 millions de personnes, dont 934.000 sont dans une situation intenable de surpeuplement "accentué" (elles sont considérées comme "mal-logées") et 7,6 millions sont dans une situation inconfortable de surpeuplement "modéré" (elles sont considérées comme "en fragilité").
Ce qui nous inquiète tout particulièrement, c'est que le nombre de personnes en situation de surpeuplement "accentué" a augmenté de 17,2% entre les deux enquêtes Logement de l'Insee 2006 et 2013. Alors que le nombre de personnes en surpeuplement "modéré" n'a augmenté, lui, "que" de 11,5%.

Surpeuplement "accentué", surpeuplement "modéré" : où commence la différence ?

Nous avons repris la définition de l'Insee, qui nous a semblé être la plus proche du ressenti des gens. Elle prend en compte, pour chaque logement, le nombre de pièces, la composition de la famille et le sexe des enfants. Pour l'Insee, la norme d'habitation standard d'un ménage, c'est : une pièce à vivre, une chambre pour chaque couple, une chambre pour deux enfants s'ils ont moins de 7 ans et une chambre par enfant de sexes différents s'ils ont moins de 19 ans.
Si vous avez deux grands ados garçons de 15 et 17 ans dans la même chambre, ce n'est pas idéal mais ce n'est pas considéré comme du surpeuplement. Et inversement, s'ils ont chacun leur chambre, l'Insee considère que c'est du sous-peuplement. Vous serez également en sous-peuplement si vos deux enfants de moins de 7 ans ont chacun leur chambre, même s'il s'agit d'un garçon et d'une fille.
L'Insee distingue ensuite le surpeuplement "modéré" (quand il manque une pièce par rapport à la norme standard) du surpeuplement "accentué" (quand il manque plus d'une pièce). Dans le premier cas, ce n'est pas idéal mais on peut s'en accommoder, surtout quand la situation est transitoire. Quand il manque deux pièces ou plus : là, la vie est impossible.

Quelle est la vie d'une famille en situation de surpeuplement ?

On est envahi par les affaires. On mange à tour de rôle, on mange sur le canapé, on mange des plats préparés donc plus chers et de moindre qualité…
Quand on sort les matelas tous les soirs avant de se coucher, il est impossible de bien dormir, impossible de se reposer. Cela a des conséquences sur le niveau de stress, le travail, la concentration, la santé...
On a des difficultés de stockage. Le surpeuplement empêche d'archiver des documents administratifs mais aussi des souvenirs. Un ménage raconte qu'il stocke des affaires dans la douche : il faut les sortir dès que quelqu'un va se laver. On ne peut pas faire des réserves de nourriture, donc on achète en petite quantité, donc plus cher. Faire les courses pour le repas est un souci permanent, on a du mal à se projeter. Un monsieur qui vit dans une pièce de 4m2 explique qu'il n'a pas la place d'avoir un frigo.
L'intimité est affectée. Même quand on aime beaucoup sa famille, on a parfois besoin d'être seul. Les gens sont amenés à sortir : dans les rues, dans les cafés, dans les squares, les bibliothèques… On est plus souvent dehors qu'on ne le voudrait.
On n'invite pas les gens chez soi et on refuse les invitations pour ne pas avoir à les rendre…
On subit les moqueries des camarades à l'école, quand, à 14 ans, on dit qu'on dort dans le même lit que sa sœur. Le surpeuplement est vu comme un facteur de perversité, infamant, incestueux. On a honte.
Les conséquences sur la scolarité des enfants ont été les plus étudiées. L'OFCE  a par exemple montré que, toutes choses égales par ailleurs, un élève occupant un logement surpeuplé a 40% de risques supplémentaires d'accuser une année de retard scolaire entre 11 et 15 ans. C'est par exemple un garçon de 15 ans qui nous dit qu'il sort faire ses devoirs dans le couloir de l'immeuble, et doit appuyer régulièrement sur la minuterie. C'est une jeune fille qui va aux toilettes pour réviser son bac parce que c'est l'endroit le plus tranquille de la maison…

La Fondation relève des dysfonctionnements de l'occupation du parc locatif social, avec à la fois un phénomène important de surpeuplement et un autre plus important encore de sous-peuplement. Cela paraît improbable. Comment en est-on arrivé là ?

Le parc locatif privé est le plus concerné par le surpeuplement, mais 17% des ménages du parc social sont touchés (certes en grande majorité sous sa forme "modérée"), contre 15% en 2006. Parallèlement, 45% des logements du parc social sont en situation de sous-peuplement. Avec cette nuance que, pour l'Insee, comme je l'ai mentionné à l'instant, une famille où les deux garçons adolescents ont chacun leur chambre est considérée en sous-peuplement. Ce n'est évidemment pas ces situations que nous remettons en cause.

Dans le parc social, vous demandez que les personnes âgées occupant de grands logements alors que leurs enfants ont quitté le foyer familial soient davantage incitées à déménager vers un logement plus petit… N'est-ce pas un peu expéditif ?

Il faut naturellement regarder les choses avec sensibilité et humanité. On ne déplace pas les gens sur un fichier Excel.
C'est une question de mesure. D'accord pour qu'un couple âgé dispose d'une pièce en plus pour accueillir les enfants et petits-enfants, mais pas quatre pièces en plus pour les recevoir une fois par an, alors que sur le même palier il y a une famille avec trois enfants par chambre toute l'année !
Il faut que les bailleurs sociaux montrent de l'énergie sur ce sujet. Les personnes ne peuvent évidemment pas être déplacées comme des pions : elles doivent être accompagnées, être rassurées sur le fait que le logement plus petit sera aussi moins cher, être aidées dans le déménagement (éventuellement payer le déménagement)… Le locataire vieillissant doit vivre ce changement comme une opportunité. Une personne en perte d'autonomie appréciera de vivre en centre-ville près des services et des transports en commun, d'avoir un ascenseur, une douche adaptée… L'idéal est d'engager les démarches au moment du départ des enfants, vers 60-65 ans, quand on prend aussi sa retraite et qu'on a une perte de revenu.
Dans son système de cotation, la ville de Paris a surpondéré les demandes de mutation pour cause de sous-peuplement, non pas selon un critère d'urgence, mais pour remettre dans le circuit de grands logements. C'est un exemple à suivre.

Comment les collectivités peuvent-elles contribuer à lutter contre le surpeuplement ?

D'abord en prenant conscience du phénomène. Car on observe beaucoup de déni et de fatalisme sur le sujet. Par ailleurs, l'absence de données locales précises n'invite pas à une prise en compte du phénomène dans les documents de programmation type Programme local de l'habitat.
Les autorités locales découvrent le surpeuplement dans leur territoire à l'occasion d'autres politiques publiques. Via l'école, quand des enfants fatigués, souffrant de difficultés d'attention… disent vivre à quatre ou cinq dans la même pièce. Dans le cadre d'opérations programmées d'amélioration de l'habitat, en toquant aux portes. Dans le cadre des opérations de rénovation urbaine dans le parc social. Alors bien sûr, il faut que les collectivités fixent des objectifs aux bailleurs sociaux, en matière de mutations internes, dans le cadre des politiques d'attribution intercommunales.
Mais tout ceci reste des solutions spécifiques qui consistent à aménager la pénurie. La cause profonde du surpeuplement est la même que celle du mal-logement en général : c'est la pénurie de logements abordables.
Pour y répondre, il faut une politique de logement globale avec : construction massive dans les grandes villes en se préoccupant des prix de sortie, encadrement des loyers dans le parc privé, généralisation du "logement d'abord", mobilisation du parc privé…

Propos recueillis par Valérie Liquet

 

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