Réforme du marché de l’électricité : la France obtient gain de cause
Inimaginable il y a encore quelques mois, la réforme du marché de l’électricité est sur les rails. Après de longs mois de négociations, les États membres ont trouvé un accord ce 17 octobre qui comprend notamment un mécanisme de régulation – les "contrats pour différence" – dont pourront bénéficier les centrales nucléaires existantes. Reste encore à convaincre le Parlement européen d’y souscrire sans délai, alors que les élections européennes approchent à grands pas.
"Le conseil européen des ministres de l’énergie a abouti à l’adoption à la quasi-unanimité de la réforme du marché de l’électricité. C’est une triple victoire politique que la France a remportée aujourd’hui : une victoire européenne puisque cet accord constitue une réponse directe à l’Inflation Reduction Act américain ; une victoire pour le climat car il va faciliter les investissements dans la production d’énergie décarbonée ; une victoire pour le nucléaire car l’accord assure une neutralité technologique totale vis-à-vis de toutes les énergies décarbonées, nucléaire et énergies renouvelables." En sortant hier soir du conseil de l’énergie, la ministre Agnès Pannier-Runacher ne boudait pas son plaisir. Il est vrai qu’en regardant dans le rétroviseur, la réforme du marché de l’électricité n’avait rien d’évident.
Impact de la crise énergétique
"C’est l’aboutissement d’un long processus, porté par le président de la République bien avant la crise", vante l’Élysée. À l’époque, la France prêchait dans le désert. Elle entendait notamment que les Français puissent toucher les fruits de leur investissement passé dans le nucléaire, ce qui n’était guère porteur. Sans la crise énergétique – qui a commencé bien avant la guerre en Ukraine (voir notre article du 13 octobre 2021) –, elle ne serait sans doute pas parvenue à ses fins. Face à l’explosion des prix et leur déconnexion des coûts de production – "au plus fort de la crise, le prix du MWh dépassait les 600 euros, là où le coût de production en France est estimé entre 60 à 70 euros selon la CRE (voir notre article du 21 septembre)", rappelle l’Élysée –, la présidente de la Commission avait convenu de la nécessité de revoir le système (voir notre article du 14 septembre 2022), non sans expliquer qu’une telle réforme ne pouvait être conduite "dans l’urgence" (voir notre article du 12 septembre 2022).
Poussée à l’action par quelques États membres, dont la France (voir notre article du 3 octobre 2022) et l’Espagne, Ursula von der Leyen n’en restait pas moins prise entre le marteau et l’enclume, d’autres États membres, dont l’Allemagne, étant hostiles à une telle révision (voir notre article du 16 janvier). "La dernière année de crise, 2022, a montré que le marché européen de l'électricité fonctionne fondamentalement. Malgré de lourdes charges, nous avons réussi ensemble à garantir en toute sécurité l'approvisionnement en électricité dans l'une des plus grandes crises d'électricité de l'histoire européenne", indiquait encore ce 17 octobre, dans un communiqué, le ministre allemand de l’économie et de la protection du climat Robert Habeck.
Désamorcer les conséquences de la volatilité des prix
Après une première esquisse dans une position de travail de septembre 2022, et une consultation publique lancée fin janvier (voir notre article du 23 janvier), la Commission accoucha finalement de sa proposition de réforme au sortir d’un hiver où l’on avait frisé le black-out (voir notre article du 20 mars). "Une proposition très équilibrée, assez consensuelle, qui prévoyait un mécanisme de régulation prenant la forme des contrats pour différence (CfD – officiellement des "contrats d’écart compensatoire bidirectionnels")", rappelle l’Élysée. Concrètement, une entité publique (l’État) et un producteur d’électricité contractualisent en convenant d’un prix de référence ("strike price"), fondé sur les coûts de production et une marge pour le producteur. Lorsque le prix du marché est plus élevé que ce prix, l’État collecte la différence auprès de son co-contractant pour la redistribuer aux consommateurs (l’accord trouvé par le Conseil prévoit qu’elle pourrait également financer les coûts des régimes de soutien direct des prix ou les investissements visant à réduire les coûts de l'électricité pour les clients finals). Lorsqu’il est inférieur, l’État "subventionne" le producteur à due concurrence. La proposition de la Commission prévoit encore de faciliter la conclusion des fameux PPA (Power Purchase Agreement, "accord d’achat d’électricité" dans le texte), plus consensuels, ou encore différentes mesures de protection des consommateurs.
L’avantage du nucléaire
"Si tout le monde était d’accord pour que ces CfD s’appliquent aux nouvelles installations, ce qui est déjà le cas [c’est la forme que prend notamment l’aide d’État française à la production d’énergie éolienne en mer, autorisée en février dernier], le grand point de blocage concernait leur application sur les centrales existantes. Une mesure que prévoyait la Commission, mais qui était fortement challengée par plusieurs États membres", précise l’Élysée. Le texte de la Commission visait effectivement "les investissements dans de nouvelles installations de production d’électricité, les investissements visant à renforcer les installations de production d’électricité existantes, les investissements destinés à étendre les installations de production d’électricité existantes ou à prolonger leur durée de vie". Une phrase que le Conseil a remplacée pour viser "les nouveaux investissements visant à reconstituer substantiellement les installations de production d'électricité existantes, ou à augmenter considérablement leur capacité ou à prolonger leur durée de vie". La Commission craignait que la France ne bénéficie, grâce à sa "rente nucléaire", d’un avantage concurrentiel trop important. Une crainte exprimée par l’Allemagne qui, du fait de ses choix énergétiques, reste très dépendante du gaz.
Ligne rouge
La question a été longuement abordée lors du séminaire franco-allemand tenu les 9 et 10 octobre derniers à Hambourg. En conférence de presse, à l'issue de ce séminaire, Emmanuel Macron rappelait les enjeux : "Notre défi est de réussir à décarboner notre économie tout en restant compétitif […], en particulier face aux États-Unis, en tout cas pour les 5 à 10 ans qui viennent." Et de prévenir : "Ce serait une erreur historique que de nous perdre dans des divisions picrocholines à court terme." Le président français avait pris également soin de donner quelques gages aux partisans du marché. "Hors électro-intensif, on ne veut pas d’un modèle subventionné", a-t-il déclaré, après avoir plaidé pour "bâtir un marché de la libre-circulation des électrons bas carbone".
En début de semaine, pour sortir de l’ornière, l’Espagne, en sa qualité de présidente de l’Union, proposait "de supprimer toute référence aux CfD dans le texte pour les centrales existantes", indique l’Élysée. Inacceptable pour la France : "Nous avons une ligne rouge très claire, qui est de ne pas créer de discriminations entre les différents types de technologie énergétiques […]. Je sais que ces derniers jours il y a eu des interrogations sur la question du risque que les mécanismes qui pourraient être prévus par le texte européen crée des distorsions sur le marché. Je suis très étonnée de cette affirmation dans la mesure où le coût du nucléaire historique est dans les mêmes eaux que le renouvelable", avertissait Agnès Pannier-Runacher avant d’entrer au conseil. Et de mettre en avant le fait que "c’est une force pour les Européens d’avoir accès à cette énergie, disponible à tout le moment, qui permet d’équilibrer le système, de sécuriser l’approvisionnement en électricité et de baisser la facture pour l’ensemble des Européens".
Nécessaire accord du Parlement
Aux termes de longues discussions, les Vingt-Sept se sont donc accordés (ou presque, la Hongrie s'étant abstenue) et ont consacré la place du nucléaire. "Comme demandé par le Luxembourg, les CfD ne s'appliqueront de manière obligatoire que pour les nouvelles installations, et pas pour la prolongation de la durée de vie des centrales existantes", met en avant le ministre luxembourgeois Claude Turmes. Pas obligatoires, mais donc possibles. Pour convaincre les réticents, l’accord prévoit notamment des règles pour la fixation du fameux prix de référence, ainsi qu’un contrôle de la Commission. "Un contrôle seulement au titre des aides d’État, qui existe déjà, et pas une nouvelle compétence, ce qui était, ne nous voilons pas la face, un espoir de beaucoup d’États membres", insiste le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher. "Lors des négociations, l'Allemagne a particulièrement réussi à promouvoir des conditions de concurrence équitables sur le marché européen de l'électricité", se félicite de son côté le ministre allemand Robert Habeck.
Mais l’aventure n’est pas terminée. Il reste encore à convaincre le Parlement européen de se rallier à cette position. Le temps presse, alors que les élections européennes approchent.