Numérique - Rapport Lebreton : le retour en force des usages et des services
A l'issue d'un chantier de neuf mois, Claudy Lebreton, président du conseil général des Côtes d'Armor et président de l'Assemblée des départements de France (ADF) a remis le 18 septembre à la ministre Cécile Duflot son rapport sur "les territoires numériques de la France pour demain". Une production qui arrive à point nommé après un "round" de treize mois consacré au très haut débit (THD) et aux réseaux d'infrastructures. Maintenant que le plan "France THD" est sur les rails, il est temps de recentrer l'effort sur les promesses du numérique : l'accès à la connaissance, le rapprochement des services à l'usager, l'invention de nouvelles pratiques… et d'envisager certaines recompositions territoriales. Le rapport s'appuie sur un inventaire des réalisations, relève les faiblesses et les opportunités dans les territoires et propose 22 recommandations pour mettre la France sur le rail d'un numérique à visage humain.
Le chantier est immense, équivoque, incertain parfois… Il comporte encore quantité d'inconnues susceptibles d'alimenter l'hésitation des élus. A l'inverse, la réussite éclatante de certains pays comme les Etats-Unis ou de quelques grandes nations asiatiques, efface beaucoup de craintes. Le numérique est désormais reconnu comme vecteur de croissance. Reste à l'activer et à le déployer sur l'ensemble du territoire. Le rapport Lebreton s'intéresse aux pratiques numériques déjà éprouvées et à leurs effets, s'attarde sur les faiblesses d'une France de plus en plus marquée par les inégalités : celles des usages de l'internet, maintenant que les taux de possession des terminaux et de connexion se rapprochent de la barre des 100% ou la dépassent même sur les mobiles, celles des bassins de vie ruraux et des communes péri-urbaines confrontés à des problèmes d'accès aux services, celles de l'accès à certains services comme l'éducation ou la santé.
Relance des territoires par l'économique
Le numérique dispose d'une capacité sans précédent à faire bouger les lignes. L'évolution rapide de certaines chaînes de valeurs confirme ce potentiel de transformation dans les secteurs comme le commerce, avec la naissance de groupes virtuels de taille mondiale (Amazon), de la publicité désormais omniprésente sur internet, de la santé (soins à distance) ou de l'éducation (e-learning et apparition de cours en ligne ouverts et massifs s'adressant à des millions de personnes dans le monde).
Ce changement d'échelle affecte tous les équilibres, redistribue les cartes économiques. Toutefois, dans cette compétition mondialisée, la France semble encore "à la peine". Et les Français renâclent : 59% jugent "qu'il vaudrait mieux en rester là et résister au numérique". Mais tout aussi rapidement, ils plébiscitent les avantages d'internet dans la vie quotidienne (1). Si bien que la France s'approprie le numérique "mais reste prudente" et se classe désormais dans la catégorie des pays intermédiaires, moyens et "suivistes".
Pour autant, l'arrivée du très haut débit représente une réelle opportunité dans le développement et le rééquilibrage des territoires. En termes de services et d'équipements, le très haut débit relance la dynamique du télétravail et permet la réinstallation d'activités économiques. Les applications mobiles touristiques (m-tourisme) associant des couches d'information à un support géographique et à des fonctions de géolocalisation engagent les collectivités et l'ouverture de données publiques. Le développement des circuits courts dans la chaîne alimentaire et dans les domaines d'interventions tels que le recyclage, les éco-filières, l'emploi local ou l'énergie offrent également des perspectives de consolidation économique, au même titre que les réseaux intelligents de distribution d'énergie. Les volets de la connaissance, de l'éducation et de la santé sont également traités. Dans ce cas, le numérique affranchit l'usager des distances et lui donne accès à des ressources difficilement accessibles autrement.
Administration numérique : des guichets uniques à la dématérialisation
Le développement de l'administration numérique et l'accès aux services publics sont aussi des points de maintien de l'activité. Au cours de la précédente décennie, la réduction continue de la présence des administrations nationales et des organismes de protection sociale a pourtant fait reculer l'offre de services. Elle a été compensée en partie par la dématérialisation des procédures et elle fait aujourd'hui l'objet d'un déploiement de structures polyvalentes portées selon les cas, par une mairie, une structure intercommunale, un service de l'Etat ou une association.
Cette mutualisation des moyens offre un maillage de "guichets uniques polyvalents" offrant par exemple des accès dématérialisés aux services ou des bornes visio de mise en contact direct avec une administration. Le protocole d'accord "+ de services au public" (2) régit depuis octobre 2010 l'expérimentation, dans 23 départements, d'une offre mutualisée inter-administrations plus étendue dont la Datar assure la coordination et qui devrait s'achever le 31 décembre.
Le volet dématérialisation est plus inégalement déployé au niveau local, en particulier dans les petites communes, faute d'une autonomie d'action suffisante. Conséquence : les actions sont souvent menées de manière isolée, sans véritable volonté de faciliter leur diffusion ou leur reproduction et bien souvent, les initiatives pourtant innovantes ne passent pas à l'échelle faute de moyens et d'une capacité à industrialiser la production.
Démarches de services intégrés et d'écosystèmes performants
Les collectivités territoriales, en raison de leur proximité, devraient jouer un rôle central pour impulser ces nouvelles avancées. Mais la réussite repose sur leur capacité à rentrer dans des démarches de services intégrés, à construire des éco systèmes performants. Bien que les modèles économiques de nombreux projets ne soient pas encore établis, l'accroissement de la bande passante va singulièrement ouvrir l'horizon des services. Sauf que la plupart des projets mobilisent une capacité d'ingénierie de projets et des savoir-faire spécialisés qui demeurent une ressource rare pour les collectivités locales. Aussi l'arrivée du numérique suppose-t-elle une réorganisation préalable des modes d'intervention et de la gouvernance.
Claudy Lebreton propose de faire du bassin de vie "la maille élémentaire" pour élaborer avec les citoyens "les services et les pratiques numériques de demain". Le bassin de vie représente en effet "un territoire souple, adaptable, évolutif et sociologiquement vécu par les citoyens". Aussi, le modèle de gouvernance proposé repose sur la proximité et sur le principe de territoires de projets revisités.
La coordination des politiques serait assurée par un professionnel de l’innovation et du numérique, chargé de mettre en œuvre des stratégies locales numériques en concertation avec les acteurs locaux (région, département, préfecture, EPCI, communes...) dans le cadre de financements privés ou publics à mobiliser. Il serait épaulé par une instance consultative, le Conseil local du numérique chargé de diffuser la culture du numérique, de conforter et de structurer la création, l’innovation et le développement collaboratif grâce aux technologies internet. Ce conseil local serait entièrement composé de bénévoles. Des conventions numériques pour le développement de la culture des pratiques et des services seraient conclues entre les partenaires pour initier localement des projets fondateurs sur une base consensuelle.
Par ailleurs, la boîte à outils proposée par le rapport met l'accent sur le renforcement de l'ingénierie informatique afin de pousser le développement de l'e-administration. Cette ingénierie serait complétée par la mise en place d'un réseau de plateformes de services numériques susceptibles de répondre aux besoins des communes.
"C'est dans une décentralisation plus poussée que réside l'espoir d'un rebond créatif et innovant de notre pays", souligne enfin le président de l'ADF, mettant l'accent sur la nécessité d'imaginer un modèle de développement rénové conforme à la diversité des territoires.
(1) Enquête TNS Sofres réalisée fin 2011 par l'Inria sur l'attitude des Français vis-à-vis du numérique.
(2) Protocole signé par neuf opérateurs de services publics (La Poste, la SNCF, GDF Suez, EDF, la MSA, la CNAMTS, la Cnaf, la Cnav et Pôle emploi) et deux partenaires experts (la Caisse des Dépôts et l’Union nationale des points d’information et de médiation multiservices).
Les Recommandations du rapport
1. Une coordination dans la proximité, à l'échelle des bassins de vie, pour promouvoir la culture et les pratiques numériques ainsi que le développement des services
2. Des conventions numériques permettant d'établir le consensus entre les collectivités territoriales sur la définition d'un cadre de référence
3. Un observatoire national de la culture, des pratiques et des mutations sociales liées au numérique
4. Des espaces publics innovants inscrits dans un maillage territorial plus dense
5. Renforcer la mutualisation volontaire de l'ingénierie informatique pour le développement de l'administration et des services publics numériques
6. Mettre en œuvre une stratégie interterritoriale mutualisée de stockage et d'archivage des données
7. Développer massivement le télétravail
8. Créer un statut de territoire de transition et d'innovation au profit des territoires ruraux les plus fragiles
9. Développement de nouvelles solidarités à travers la mise en réseau des structures sociales locales (services, associations et bailleurs sociaux)
10. Un pilotage de la stratégie nationale de déploiement rénové
11. Mettre l'enseignement et la formation à la culture numérique au rang de discipline fondamentale du système d'éducation
12. Coordonner l'action de tous les acteurs de l'éducation et de la formation à travers des conventions territoriales d'innovation pédagogique
13. Développer la démocratie locale via le numérique
14. Territorialiser l'e-santé
15. Développer les transports multimodaux et l'information en temps réel sur les transports
16. Prendre en compte l'impact environnemental du numérique
17. Promouvoir le développement des réseaux d'électricité intelligents et interopérables
18. Faire des territoires d'Outre-mer des espaces pilotes sur le numérique
19 . Développer une économie de proximité grâce au numérique
20. Développer et défendre un modèle de société numérique pour la France et l'Europe
21. Développer la coopération décentralisée
22. Accélérer le déploiement de réseaux mobiles très haut débit dans tous les terrioires
Claudy Lebreton : "Ancrer la culture numérique dans le quotidien"
Interrogé par Localtis, Claudy Lebreton revient sur l'esprit de son rapport. Il préconise une démarche ouverte, et sans parti pris territorial.
Localtis - Ce rapport assez atypique s'entend plus comme un schéma associant des pistes de réflexion et d'action sur les usages et les services… Pourquoi ce choix ?
Claudy Lebreton - J'aurais pu entrer dans la logique d'un plan national de développement des usages et de la culture du numérique, en associant les communes, les départements, les régions, et en mobilisant quelques moyens financiers. Notre vision, plus modeste, et aussi plus ouverte, se concentre sur les solutions de valorisation des territoires, les acteurs locaux restant libres de leurs choix. Nous privilégions également la vitesse d'exécution. Je vois passer d'excellents rapports mais qui, pour être appliquables, supposent un intense travail législatif et réglementaire. La plupart de nos propositions ne nécessitent aucune adaptation sur le plan juridique. Le rapport se présente plutôt comme "un outil à penser le territoire". Et sa ligne de marche prend appui sur la volonté politique. Comme le numérique offre à tous l'opportunité d'agir, d'innover, d'inventer, nous avons pris le parti de valoriser, d'encourager, de stimuler toutes les initiatives locales, aussi bien l'action du maire que celle du simple citoyen ou du chef d'entreprise.
Dans quelle mesure le numérique contribue-t-il à réduire le poids des inégalités territoriales ?
Il introduit des leviers et apporte une valeur ajoutée qui n'existaient pas auparavant et ce, dans la plupart des domaines de l'action publique : transports collectifs, santé, éducation, environnement, valorisation économique et démocratie. Cette capacité de déploiement et d'enrichissement pourrait redessiner les territoires, en rééquilibrant les plus ruraux.
Quelle serait la bonne échelle pour agir ?
La réduction des marges de manœuvre financières induit aujourd'hui l'adoption de nouvelles formes de regroupements. L'enjeu est de mettre les territoires en capacité à mobliser des ressouces afin de mieux répondre aux besoins des habitants. Le bassin de vie semble être la maille pertinente pour élaborer ensemble les services et les pratiques numériques de demain. Il représente également un premier niveau de mutualisation et de coopération sur le numérique.
Beaucoup de collectivités rurales ne semblent pas en mesure de tirer le meilleur parti du numérique et de créer une dynamique de projets sur leur territoire. Comment seraient-elles entourées ?
Le renforcement des capacités en ingéniérie de projets, la mise en œuvre de nouveaux outils comme les plateformes de services numériques, seront nécessaires. Mais il est aussi essentiel que la culture et l'éducation au numérique gagnent du terrain sur tous nos territoires. La création de conseils locaux du numérique composés de personnalités de la société civile et du monde de l'entreprise vont nous y aider. Ils seront consultés sur les projets de développement de services publics. On y parlera et pensera numérique au quotidien, sans oublier les projets. Mais ne soyons pas naïfs, certains territoires s'empareront de cette instance et d'autres non. De même qu'il n'y aura pas d'obligation à recruter la personne ressource que nous préconisons pour assurer la coordination du numérique sur les bassins de vie. Mais je fais le pari qu'avec la montée du très haut débit et des usages, cette présence s'imposera bientôt à tous comme une charge et un bien nécessaires.
Pourtant, cette culture numérique semble encore bien lente à émerger. Ne peut-on pas accélérer le mouvement ?
Profitons des opportunités qui se présentent. Les prochaines élections municipales et l'arrivée de nouvelles équipes en sont une. On peut imaginer qu'à côté de l'adjoint aux affaires sociales et à l'aménagement du territoire, il y ait aussi un adjoint responsable du développement des usages, des cultures numériques et de l'innovation, chargé de promouvoir le numérique dans les domaines de compétences de la collectivité. Cela changerait progressivement le regard des élus et de leurs équipes.
Quelle serait la place des conseils généraux et des autres niveaux territoriaux dans le développement des projets ?
Les collectivités territoriales ont un rôle primordial à jouer pour impulser ces nouvelles dynamiques. Or, la question des compétences ou du chef de filât entre niveaux de collectivités ne doit brider ni les initiatives, ni les volontés ou les solidarités. Les dispositifs resteront ouverts et à géométrie variable pour s'adapter au mieux à chaque contexte local. C'est ce que je souhaite. J'ai commencé à mobiliser le réseau des 102 présidents sur les actions à mener et nos réseaux plus spécialisés comme celui de l'éducation qui réunit une quarantaine de conseils généraux. Nous lançons les premières expérimentations, par exemple sur le versant de la solidarité, la mutualisation de la maintenance informatique entre collèges et écoles primaires. Sur ce terrain, il y aura beaucoup à faire dans les prochains mois sur la meilleure utilisation des ressources. Avec l'effacement des distances, le numérique devrait nous aider à les répartir plus équitablement. Une voie très prometteuse parmi beaucoup d'autres encore à explorer.