Projet de loi expérimentations : un premier pas vers la différenciation
Jacqueline Gourault a présenté ce 29 juillet en conseil des ministres le projet de loi organique venant simplifier le mécanisme d'expérimentation prévu par l'article 72 de la Constitution hérité de la réforme Raffarin de 2003. Le processus d'entrée d'une collectivité dans une expérimentation sera allégé... et la sortie ne sera plus binaire (généralisation ou abandon) : la pérennisation pourra ne concerner que certains territoires, mettant alors en oeuvre la fameuse "différenciation territoriale" dans l'exercice des compétences. Le projet de loi 3D viendra lister les compétences concernées. Et d'autres pourront suivre.
C'est un peu le premier étage de la fusée "relance de la décentralisation" promise depuis un bon moment déjà par l'exécutif. Le projet de loi sur la simplification des expérimentations des collectivités locales a été présenté en conseil des ministres. Plus précisément, le projet de loi organique "relatif à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution" - à savoir les expérimentations impliquant pour les collectivités de déroger à la loi ou au règlement dans l'exercice de leurs compétences.
Qui dit projet de loi organique dit projet de loi de principe, de méthode. Et un futur projet de loi ordinaire pour lui donner un contenu plus concret. Ce projet de loi ordinaire, ce sera en fait le projet de loi 3D (décentralisation, différenciation, déconcentration), qui fait actuellement l'objet d'une concertation avec les associations d'élus locaux.
Un peu d'histoire récente. On s'en souvient, le quinquennat Macron devait initialement être marqué par une vaste réforme constitutionnelle. Un projet de loi constitutionnelle avait ainsi été présenté en mai 2018. Il incluait un "droit à la différenciation" entre collectivités "après ou non une expérimentation", afin de "permettre aux élus locaux de répondre plus efficacement aux besoins de la population présente sur leur territoire". Sauf que la crise des gilets jaunes, notamment, est passée par là. Et qu'il n'a plus été question de révision constitutionnelle. L'enjeu a alors été de savoir s'il serait a minima possible, à cadre constitutionnel constant, de faciliter les expérimentations de collectivités. Le Conseil d'État a été consulté l'an dernier en ce sens par Edouard Philippe et a produit une étude en octobre (voir notre article). La réponse fut oui, à certaines conditions. Le gouvernement indique aujourd'hui s'être "inspiré" des propositions du Conseil d'État.
Six articles
Actuellement, le cadre posé en 2003 par Jean-Pierre Raffarin est contraignant, lourd et long. L'entrée dans un processus d'expérimentation implique une loi ou un décret, une délibération de chaque collectivité, la transmission de cette délibération au préfet puis au ministre et, enfin, la publication d'un décret. Tout cela peut prendre une année entière.
Cela "décourageait" les collectivités, a estimé la ministre Jacqueline Gourault à l'issue du conseil des ministres. Guère étonnant, du coup, qu'il n'ait au final donné lieu qu'à quatre expérimentations : le RSA (en 2007-2008, testé dans une trentaine de départements avant d'être étendu à toute la France en 2009), la tarification sociale de l'eau (toujours en cours dans 50 collectivités), la taxe d'apprentissage (dérogation d’affectation des fonds non affectés par les entreprises), l'apprentissage jusqu'à trente ans.
Trois des six articles du projet de loi organique présenté ce 29 juillet viennent donc simplifier cette procédure d'entrée. Il est notamment prévu que les collectivités pourront décider par une simple délibération de participer à une expérimentation, sans qu’il leur soit nécessaire d’y être autorisées par décret. Les délais pourraient passer de un an à deux mois, estime Jacqueline Gourault. Le texte allège en outre les procédures régissant l’entrée en vigueur des décisions que prendront les collectivités dans le cadre des expérimentations ainsi que les conditions d’exercice du contrôle de légalité de ces décisions par le préfet.
Le deuxième volet de la réforme concerne l'issue des expérimentations. Les limites du modèle en vigueur jusqu'ici sont connues : actuellement, au terme d'une expérimentation, soit on généralise le dispositif expérimenté, soit on l'abandonne pour tout le monde… donc y compris là où les choses ont pu donner de bons résultats.
"Différence de situation"
Le Conseil d'État avait donc notamment été invité à étudier dans quelle mesure un dispositif expérimental pourrait être pérennisé sur un territoire uniquement. Il avait alors considéré qu'une telle pérennisation serait bien envisageable, à condition toutefois de pouvoir prouver le caractère spécifique du territoire en question. Et le ministère de citer un exemple ayant pu faire jurisprudence : le transfert d'une portion d'autoroute à la future collectivité européenne d'Alsace, qui a pu être acté du fait du caractère transfrontalier du territoire (article 6 de la loi du 2 août 2019 relative aux compétences de la Collectivité européenne d'Alsace).
Le projet de loi prévoit ainsi que "les mesures expérimentales pourront être maintenues dans tout ou partie des collectivités territoriales ayant participé à l’expérimentation et étendues à d’autres", pour les collectivités "justifiant d’une différence de situation qui autoriserait qu’il soit ainsi dérogé au principe d’égalité", résume le compte-rendu du conseil des ministres. Reste à savoir précisément ce que l'on entend par "différence de situation". Outre une spécificité géographique, d'autres variables pourraient être prises en compte, telles qu'une "situation financière" particulière, note l'entourage de Jacqueline Gourault.
Dans quels domaines peut-on envisager ce nouveau schéma ? Ce n'est pas la loi organique qui le dira. Mais bien, donc, la loi 3D qui fournira une première liste des expérimentations possibles. Le ministère cite toutefois déjà deux exemples. Le grand âge, que ce soit en établissement ou à domicile, où des départements pourraient vouloir se saisir différemment de leur compétence. Et le RSA, comme l'avait mentionné Jacqueline Gourault la semaine dernière : il s'agirait d'expérimenter avec certains départements une forme de recentralisation de l'allocation. Et "nous sommes prêts à travailler sur d'autres champs si des propositions s'expriment", ajoute-t-on. Les propositions émanant des associations d'élus ne devraient pas manquer… De fait, départements et régions devraient être les premiers concernés, dans la mesure où les communes disposent de la clause de compétence générale.
Une première liste… qui sera amenée à évoluer dans le temps. En fait, n'importe quelle future loi pourra inclure un article prévoyant une nouvelle expérimentation. Dans tous les cas, cela passera bien par le législateur et donnera donc lieu à débat. Est d'ailleurs prévue la mise en place d'une "cellule d'accompagnement" entre la Direction générale des collectivités locales (DGCL) et l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), conçue comme un "lieu ressource" sur les expérimentations en cours ou à envisager. Cette cellule devant permettre aux collectivités moins outillées que d'autres en termes d'ingénierie (juridique notamment) de s'engager elles aussi dans une telle démarche.
Il avait initialement été envisagé de faire circuler les deux textes au Parlement à peu près en parallèle. Finalement, le projet de loi organique devrait arriver en première lecture au Sénat à la mi-octobre (juste après les sénatoriales), pour une adoption d'ici la fin de l'année 2020. Le projet de loi 3D, quant à lui, ne devrait être examiné qu'au premier trimestre 2021.
"La différenciation, c'est devenu un mot-chapeau. Les expérimentations sont l'une des manières de faire de la différenciation", souligne-t-on au ministère. Ce D là du projet de loi 3D pourrait donc inclure par ailleurs d'autres modalités : donner davantage de pouvoir réglementaire aux collectivités, miser sur le contrat (sur le modèle par exemple de ce qui a été fait avec les départements sur la protection de l'enfance - voir notre article du 5 juin), inscrire une différenciation directement dans la loi (sans passage par la case expérimentation).
Ce texte vient "donner corps à la promesse présidentielle de mettre en œuvre la différenciation territoriale", "c'est une petite révolution", a insisté Jacqueline Gourault ce 29 juillet, soulignant que celle-ci est attendue "par les associations d'élus et la majorité sénatoriale". "L'expérimentation rassure et éclaire la décision publique", a-t-elle ajouté, "cela va ouvrir beaucoup d'opportunités pour les territoires", c'est "de la différenciation en actes".