Pour l'économiste Philippe Moati, "l'administration n'a pas à définir la cartographie précise de l'appareil commercial"
La réflexion sur la revitalisation des centres-villes bat son plein : alors qu'André Marcon, ancien président de CCI France, devait remettre son rapport à Jacques Mézard, ministre de la Cohésion des territoires, ce jeudi 15 mars en fin de journée, que le plan Action coeur de ville est sur sa lancée et que les sénateurs Martial Bourquin (PS) et Rémy Pointereau (LR) finalisent leur proposition de loi, l'économiste en vue Philippe Moati, co-fondateur de l'Observatoire Société et Consommation (ObSoCo), bouscule l'opposition classique entre périphérie et centre-ville en mettant l'accent sur l'arrivée de nouvelles formes de commerces et de nouveaux modes de consommation. Interrogé par Localtis en marge des états généraux du Conseil du commerce de France (CDCF) le 12 mars 2018 à Bercy, il fait davantage confiance à une "autorégulation du marché" qu'à la lourdeur administrative.
Localtis : Faut-il une fiscalité plus incitative pour les centres-villes, comme souhaitent le proposer les sénateurs Martial Bourquin et Rémy Pointereau ?
Philippe Moati : Le problème du commerce en centre-ville ne se cantonne pas uniquement au centre-ville ; c'est souvent le signe que tout le territoire ne va pas bien. Dans ces villes, le pouvoir d'achat est limité et il est donc très difficile de redynamiser le centre. Quand le commerce de centre-ville disparaît, c'est tout le centre-ville qui perd son âme et cela entretient la spirale du déclin, pour des territoires qui sont souvent déshérités. Le commerce a donc un effet sur l'environnement qui justifie éventuellement une intervention publique. C'est une façon de biaiser le jeu du marché. Donc ce genre de mesures vont dans la bonne direction. Est-ce que c'est suffisant ? J'en doute, très honnêtement. Avoir une fiscalité incitative, cela peut être tout à fait positif, mais s'il n'y a pas de clients, il n'y aura pas de commerces.
Il a beaucoup été question ces derniers temps de moratoire sur les projets commerciaux en périphérie. Une mesure qui semble avoir la faveur des sénateurs. Avec le projet de loi Elan, le gouvernement a choisi une solution intermédiaire. Qu'en pensez-vous ?
Un moratoire peut être efficace dans certains cas, mais sur un territoire qui est profondément déshérité, je ne suis pas sûr que les acteurs privés aient intérêt à créer davantage de commerces. S'ils créent du business, c'est parce qu'ils pensent qu'il y a de la rentabilité. Je crois davantage à une forte autorégulation du marché. Or, actuellement, avec la lourdeur administrative, on a un grand décalage entre le moment où on décide d'implanter un commerce et le moment où il ouvre. Il peut ainsi y avoir des décisions rationnelles prises à un moment, mais qui ne le sont plus quand le projet arrive à maturité. Et là, ce n'est pas la faute des acteurs, mais de l'administration ! Par ailleurs, je ne suis pas favorable à ce que l'on fige l'appareil commercial alors qu'on est en pleine révolution. On a besoin que de nouveaux acteurs entrent sur le marché et déstabilisent ceux qui sont déjà en place et les forcent à se moderniser. Parce que si le commerce dépérit localement, c'est parfois aussi parce que les commerçants sont mauvais et que les consommateurs sont mobiles, soit grâce au numérique, soit parce qu'ils se déplacent vers une grande ville voisine.
Mais alors qu'on voit de plus en plus de friches commerciales, pensez-vous qu'il faille donner plus de pouvoir aux élus en matière d'urbanisme commercial ?
Oui, absolument. Je pense aussi qu'il faut que les élus montent en compétences et qu'ils apprennent à réduire leurs ambitions. L'appareil commercial va se contracter, la périurbanisation continue. Plutôt qu'essayer de maintenir artificiellement un centre-ville moribond, je pense qu'il faut avoir une connaissance précise du tissu local et resserrer l'offre sur les axes qui ont du potentiel. Il faut aussi avoir la sagesse de se dire qu'un centre-ville revitalisé est peut-être plus petit que celui qu'on a connu dans le passé.
Penser l'urbanisme commercial sur un plan intercommunal ou à l'échelle inter-Scot (schéma de cohérence territoriale) est-il judicieux ?
C'est évidemment à l'échelle intercommunale qu'il faut raisonner. Et dans ce domaine, c'est une bénédiction que le cadre institutionnel ait été modifié. Il nous amène progressivement à changer d'échelle. On ne peut pas travailler sur le commerce à l'échelle des communes ; cela n'a pas de sens. Il faut raisonner à l'échelle des bassins de vie, des zones d'emplois, une échelle beaucoup plus large. Pourquoi pas aussi l'échelle inter-Scot. Il faut surtout éviter que chacun fasse son projet dans son coin. Sinon cela amène à ce que nous avons connu dans le passé, la surenchère, la surcapacité, la concurrence stérile, parce qu'évidemment il y a des recettes fiscales à la clé.
Les sénateurs estiment qu'il faudrait rendre le Scot prescriptif, qu'en pensez-vous ?
Cela dépend de ce qu'on entend par là. S'il faut préciser parcelle par parcelle quels types de commerces on doit installer ou pas, c'est-à-dire avoir une approche sectorielle, je n'y suis pas favorable. Il faut que cela respire. Aujourd'hui les frontières sectorielles volent en éclat parce que, justement, tout est en train de se recomposer. Et peut-être qu'un jour il n'y aura plus de commerce au sens où on l'entend aujourd'hui. Je ne pense pas que ce soit à l'administration de définir la cartographie précise de l'appareil commercial. Qu'on définisse les zones où il peut y avoir du commerce et où il ne peut pas y en avoir, cela me paraît envisageable. Mais si on va jusqu'à prescrire le type de commerces par zone, avec forcément un regard qui date d'hier, je pense que c'est une très mauvaise idée.