Patrimoine : beaucoup d'argent et pourtant beaucoup de failles
2 milliards d'euros ont été dépensés l'an dernier en faveur du patrimoine, dont environ 660 millions par les collectivités locales. Pourtant, un quart des monuments historiques seraient dans un état "préoccupant". La faute, selon la Cour des comptes qui y consacre un rapport, à une politique "pointilliste" manquant de cohérence. Les collectivités "ont insuffisamment organisé l’exercice de leur maîtrise d’ouvrage"... et l'État ne vient pas suffisamment en appui aux plus petites d'entre elles.
La dépense publique consacrée au patrimoine monumental n'a cessé d'augmenter, pour atteindre deux milliards d'euros l'an dernier. Pourtant, un quart des monuments historiques restent dans un état "préoccupant". C'est autour de ce double constat que la Cour des comptes s'est livrée à une analyse de "la politique de l’État en faveur du patrimoine monumental", dans un rapport de 150 pages rendu public ce 22 juin. Par patrimoine monumental, on entendra les 44.500 édifices relevant du régime des monuments historiques bien sûr, mais aussi "l'ensemble des dispositifs créés au cours des deux derniers siècles" : "monuments historiques classés ou inscrits, abords, secteurs sauvegardés, sites patrimoniaux remarquables, etc.". Soit "plusieurs centaines de milliers d’édifices et leurs espaces environnants".
L'ensemble de la dépense publique en faveur du patrimoine s'élevait en 2019 à 1,3 milliard, à peu près à parts égales entre État (480 millions de dépenses budgétaires et 115 millions de dépenses fiscales) et collectivités locales (environ 660 millions, dont environ 310 millions au niveau communal, 243 pour les départements et 110 pour les régions). Deux ans plus tard, ce n'est plus 1,3 milliard qui est dépensé mais 2 milliards, l'État ayant fortement augmenté ses crédits en sortie de crise sanitaire pour les allouer "à de grands travaux, principalement sur des monuments de premier plan, ou inscrits dans le plan de relance".
Ces chiffres sont tous des estimations de la Cour car visiblement, même au niveau de l'État, hors crédits du ministère de la Culture, on n'a pas vraiment de vue d'ensemble, notamment s'agissant du montant des "aides de l'État dont bénéficient les collectivités territoriales au titre du patrimoine local". Quant aux dépenses des collectivités elles-mêmes, leur estimation "est encore plus imprécise". La Cour regrette d'ailleurs ce manque d'informations chiffrées et en fait même l'une de ses recommandations finales : "Consolider la dépense totale annuelle de l’État dans le document budgétaire 'Effort financier de l’État dans le domaine de la culture et de la communication' et retracer plus régulièrement et plus précisément l’effort financier des collectivités territoriales en faveur du patrimoine monumental."
"Les collectivités ont insuffisamment organisé l’exercice de leur maîtrise d’ouvrage"
Pourquoi, malgré ces moyens financiers importants, l'état des monuments n'est-il pas meilleur ? La Cour parle de "fragilités structurelles persistantes", notamment dues au fait que la double réforme de 2009 n'a pas eu les effets escomptés. Le rapport en rappelle la teneur : "Relevant traditionnellement de l'État pour tous les monuments classés, la maîtrise d’ouvrage des opérations de conservation incombe désormais à leur propriétaire, qu’il s’agisse de collectivités territoriales (51% des monuments historiques) ou de propriétaires privés (43%). En matière de maîtrise d’œuvre, il a été mis fin à l’exclusivité dont bénéficiaient depuis l’origine les architectes en chef des monuments historiques sur l’ensemble des monuments classés." Or cela n'a pas conduit à une augmentation du nombre d'opérations de conservation. Ceci, dit la Cour, parce que "les collectivités territoriales ont insuffisamment organisé l’exercice de leur maîtrise d’ouvrage". Quant à la réforme de la maîtrise d'œuvre, elle a "certes entraîné une hausse du nombre d’architectes du patrimoine mais leur inégale répartition territoriale et le caractère hétérogène de leur niveau technique constituent deux éléments de faiblesse", peut-on lire. L'enjeu des ressources humaines est donc très présent dans le rapport.
Il y a aussi eu la réforme de 2016, celle des sites patrimoniaux, qui "devait permettre, grâce à la généralisation des périmètres délimités des abords et la fusion de tous les anciens espaces protégés en un seul dispositif, le 'site patrimonial remarquable', de disposer d’outils uniformes et efficaces". Or cette réforme "tarde à aboutir", juge la Cour : "Le processus de fusion s’accomplit à un rythme très lent et la superposition des statuts maintient une complexité dommageable." Parmi ses propositions figure donc logiquement celle d'"accélérer la mise en œuvre effective de la loi LCAP de 2016 visant les périmètres délimités des abords et les sites patrimoniaux remarquables".
Carnet sanitaire de chaque édifice
Tout cela fait que "l’exercice des protections des monuments et des sites reste pointilliste, au détriment d’une démarche globale de mise en valeur". La politique du patrimoine "laisse trop peu de place à une approche intégrée passant par le conseil aux collectivités et la concertation avec les acteurs locaux", alors même qu'une telle approche serait "essentielle pour des petites et moyennes villes anciennes dotées d’un patrimoine remarquable mais confrontées à de réelles difficultés économiques et sociales", dit le rapport.
La Cour estime par ailleurs "indispensable" que l’État "renforce son action sur le volet économique", à l'heure où, malgré les aides fiscales, "la plupart des entrepreneurs privés qui exploitent des monuments ouverts au public éprouvent des difficultés à développer un modèle économique pérenne à partir d’une activité saisonnière". Plus globalement, la Cour invite à poursuivre "les réflexions et actions émergentes sur la valorisation et l’usage des monuments".
Le rapport préconise aussi de meilleurs "outils de pilotage", aussi bien pour "les politiques partagées avec les collectivités territoriales, en matière de protection et d’inventaire", que pour "les compétences exercées par les Drac en lien avec l’ensemble des acteurs du patrimoine". Parmi les outils jugés souhaitables : le "carnet sanitaire", qui permet un suivi partagé de chaque édifice protégé.