Notre-Dame, JO 2024, Brexit… Ces régimes dérogatoires qui font vaciller l’édifice juridique
Y a-t-il un point commun entre le Brexit, l’organisation des JO de 2024 ou encore la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris ? Un leitmotiv irrigue ces trois chantiers législatifs : agir vite pour répondre à des événements exceptionnels au prix de dérogations multiples aux règles de droit commun et en privilégiant le recours aux ordonnances.
Dernier en date, le projet de loi relatif à Notre-Dame de Paris, présenté en conseil des ministres le 24 avril et adopté par les députés en commission ce 2 mai, donne la possibilité au gouvernement de prendre par ordonnance "les mesures d’aménagement ou de dérogation à certaines dispositions législatives qui seraient nécessaires" pour répondre au défi de restauration en cinq ans de l’édifice ravagé par les flammes le 15 avril dernier. A ce stade, la liste est particulièrement ouverte, étant envisagé "qu’il pourra être dérogé aux règles d’urbanisme, de protection de l’environnement, de préservation du patrimoine, d’archéologie préventive, de voirie et de transports, ainsi qu’aux règles de commande publique et de domanialité publique". Le Conseil d’Etat a donné son feu vert tout en restant sur la réserve : "c’est lors de l’examen des projets d’ordonnances prises sur le fondement de cette habilitation que sera vérifiée la conformité des dérogations effectivement prévues aux règles et principes supérieurs". Tandis qu’un collectif de 1.170 experts du patrimoine s’émeut déjà - dans une tribune publiée ce 28 avril sur le site du Figaro - de cette "loi d’exception" qui autorise l’établissement public créé pour mener à bien la reconstruction à s’affranchir de certaines règles.
Filiation assumée
A la lecture des dispositions miroir de la loi n° 2018-202 du 26 mars 2018 sur les Jeux olympiques et paralympiques de 2024 et de l’ordonnance n° 2019-36 du 23 janvier 2019 portant diverses mesures dérogatoires pour la réalisation des aménagements urgents dans la perspective du Brexit, on peut déjà avoir une petite idée du type de dérogations projetées. L’étude d’impact du projet de loi pour la restauration de la cathédrale revendique d’ailleurs cette double filiation avec ces véhicules législatifs qui font figure de précédents, en justifiant notamment "de l’urgence à engager les travaux dans les meilleurs délais". C’est précisément au nom de l’urgence à pallier les conséquences d’un "Brexit dur" (sans accord) que l’ordonnance n° 2019-36 et son décret d’application ont misé sur un régime dérogatoire permettant une mise à niveau rapide des infrastructures nécessaires au rétablissement des contrôles frontaliers. Le caractère temporaire des aménagements y est mis en avant pour les dispenser de toute formalité au titre du code de l’urbanisme. A l’issue de leur période d’utilisation - et au plus tard à l’expiration d’une durée de deux ans -, les lieux les ayant accueillis devant être "remis en état" ou régularisés "dans les conditions de droit commun prévues par le code de l’urbanisme".
Argument temporel
Une singularité juridique qui n’a pas manqué de déclencher l’ire de l’Ordre des architectes, sceptique sur la "prétendue remise en l’état" , jugée "totalement illusoire", la durée du Brexit n’étant pas limitée dans le temps. Pour l’occasion des JO de 2024, la loi éponyme a introduit une autre bizarrerie juridique, un permis unique à "deux états", l’un provisoire et l’autre définitif, dont relèvent les constructions et aménagements appelés à évoluer après la clôture des Jeux.
Dans le cas de Notre-Dame - comme pour les JO de 2024 et le Brexit -, le rattachement explicite à l'article L. 421-5 du code de l’urbanisme (CU) s’est imposé. Sur ce fondement, les constructions temporaires impliquées par les travaux avec une durée adossée à celle du chantier sont théoriquement dispensées d’autorisation d’urbanisme et ne sont pas soumises aux règles de fond (article L. 421-8 du CU). Le projet de loi compte néanmoins s’émanciper en partie de ce cadre : "la condition de ‘lien direct avec la conduite des travaux’ peut apparaître restrictive", relève l’étude d’impact, "et s’opposer, par exemple, à l’installation d’équipements temporaires nécessaires à la valorisation du site pendant le chantier". Un champ d’application matériel "plus large que ce qu’envisage le droit commun de l’urbanisme" figure parmi les options.
Les maîtres d’ouvrage impliqués dans les opérations connexes - installations utiles au chantier ou à l’accueil du public pendant les travaux, approvisionnement du chantier, évacuation et traitement des déchets, etc. - pourront par ailleurs s’inscrire dans le cadre du tout nouveau "permis d’expérimenter" - ouvert par l'ordonnance n° 2018-937 du 30 octobre 2018 et décret n° 2019-184 du 11 mars 2019 - en proposant des solutions constructives alternatives aux dispositions prescriptives du droit commun.
Reconstruction quasi à l’identique
En toute logique, les travaux de réparation seront soumis à l’autorisation prévue à l’article L. 621-9 du code du patrimoine (monuments historiques). Le ministère de la Culture se veut rassurant : il ne s’agit "nullement de déroger aux principes fondamentaux de la protection du patrimoine", rapporte l’AFP. Dans le champ des dérogations, l’exposé des motifs - volontairement flou ? - vise les règles de préservation du patrimoine concernant notamment le droit applicable aux immeubles construits aux abords d’un monument historique, "et non les monuments eux-mêmes", assure le ministère. Sur cette question des règles de fond opposables, l’article L. 111-15 du CU (reconstruction à l’identique) pourrait néanmoins être mobilisé "pour écarter tout obstacle juridique relevant du code de l’urbanisme ou des règles du plan local d’urbanisme". Aucune règle locale d’urbanisme, en particulier le plan local d’urbanisme de Paris, ne paraît s’y opposer expressément. Cela suppose que la reconstruction s’effectue à l’identique, "condition qui est retenue, même si, pour des raisons techniques par exemple, de légères dissemblances sont projetées". Là encore, le projet de loi ne verrouille aucune porte, en prévoyant de déroger aux règles de l’article L. 111-15 "si elles apparaissent trop restrictives", voire de définir "un dispositif spécifique inspiré des termes de cet article". Pour les JO de 2024, le législateur n’a pas hésité à élargir la panoplie des outils nécessaires à ces réalisations, en s’appuyant sur la procédure intégrée (PIL) instituée pour faciliter la construction de logements par l’article L. 300-6-1 du CU (ordonnance n° 2013-888 du 3 octobre 2013).
Service expéditif sur l’environnement
Le droit de la domanialité n’est pas épargné. Le projet de loi Notre-Dame prévoit - par dérogation aux dispositions de l’article L. 2122-1-1 du code général de la propriété des personnes publiques - un dispositif permettant de dispenser de la procédure de sélection préalable, dans l’attribution des titres domaniaux aux opérateurs économiques, "pour l’opération elle-même et celles qui lui sont liées, y compris si elles sont éloignées". On retrouvait la même mécanique dans la loi n° 2018-202 au bénéfice du Comité d’organisation des Jeux et de ses partenaires de marketing.
Certaines étapes prévues dans le cadre des procédures issues du code de l’environnement pourraient elles aussi "être assouplies, raccourcies voire mutualisées" (consultations obligatoires, délai de décision…), même si l’enjeu en termes de réduction des délais "devrait rester limité" s’agissant d’un "milieu urbain déjà anthropisé". Pour le déroulement du chantier, l’étude d’impact évoque ainsi l’examen d’éventuels impacts environnementaux "restreints", par exemple, liés aux bruits des travaux. Bien d’autres risques devraient être pris au sérieux, en particulier si des matières dangereuses nécessaires à la reconstruction doivent être transportées sur la Seine ou encore s'il s'avère que des modalités de stockage temporaire à proximité du fleuve sont mises en œuvre. Et ce y compris en dehors du site : réouverture de carrières, traitement des déchets (fongicides, résidus de plomb suite à l’incendie etc.).
Sur la participation du public, le projet de loi prend le contre-pied en projetant - sans plus de précision - "un dispositif adapté à la hauteur des enjeux, s’agissant d’un patrimoine qui touche à l’identité nationale, et de la mobilisation importante, en France mais aussi au-delà des frontières (…)". Après la loi n° 2018-202 dispensant d’enquête publique les futures constructions nécessaires aux JO et l’expérimentation dans les régions Bretagne et Hauts-de-France d’une simple participation du public par voie électronique (PPVE) en application de la loi Essoc du 10 août 2018, la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs (CNCE) avait fortement réagi, s’opposant bec et ongles aux mutations engagées "subrepticement, par petites touches", "sous couvert de simplification et de diminution des délais". L’ordonnance "Brexit" a confirmé ce glissement en réduisant la participation du public à une simple consultation dématérialisée, tout en dérogeant au régime de l’autorisation environnementale. Pour le joyau gothique, un régime de consultation "ad hoc", dont les contours sont encore à échafauder, paraît là encore envisagé.