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Nicolas Hourcade : "La France ne sait plus gérer des flux de supporteurs"

Les actes de violence qui ont marqué la finale de la Ligue des champions, le 28 mai à Saint-Denis, et le match Saint-Étienne-Auxerre, le 29 mai, ont fait resurgir de vieux démons dont le football pensait s'être débarrassé. Alors qu'un rapport sur les incidents du Stade de France a été remis ce 10 juin à Élisabeth Borne (lire notre encadré), Nicolas Hourcade, sociologue spécialiste du supportérisme, professeur agrégé de sciences sociales à l'École centrale de Lyon, revient pour Localtis sur ces évènements et, plus largement, sur la question de la gestion des supporteurs.

Localtis - Les incidents de Saint-Denis relèvent en grande partie de la délinquance. Sont-ils également liés au supportérisme ?
Nicolas Hourcade -
Oui, les incidents de Saint-Denis, tant durant l'avant-match que l'après-match, sont liés à la gestion des supporteurs, même si d'autres aspects entrent en ligne de compte. Il y a des liens étroits entre ce qui s'est passé à l'occasion de la finale de la Ligue des champions et la politique française de gestion des supporteurs. On a fait le choix en France, pour gérer les violences, de privilégier les mesures collectives aux mesures individuelles, contrairement à ce que font des pays comme l'Angleterre et l'Allemagne. En France, on a assez peu d'interdictions individuelles de stade, on a en revanche beaucoup de mesures collectives : match à huis clos, fermeture de tribune, interdiction de déplacement des supporteurs. Aujourd'hui, dès qu'il y a un déplacement risqué, on l’interdit. Dès lors, la France ne sait plus gérer des flux de supporteurs.

Comment expliquer cette incapacité à gérer les supporteurs à Saint-Denis ?
Les supporteurs en déplacement sont globalement vus comme des gens problématiques et cela rend acceptable de les traiter de façon rude. On va les nasser [les enfermer dans des espaces clos, ndlr], leur jeter du gaz lacrymogène, et cela ne choque pas puisqu'ils sont perçus comme une menace. Si  leurs billets ne fonctionnent pas, on suspecte que ce sont des faussaires. Et s'ils se font agresser à la fin du match, cela n'a pas plus d'importance. Les incidents du Stade de France ont un lien avec cette image négative des supporteurs en déplacement. Durant l'avant-match, on a fait s'entasser des gens dans un petit périmètre où ils ne pouvaient pas passer au lieu de bien les orienter, encore une fois parce que la France n'a pas une culture de l'accueil des supporteurs, qui implique qu'on parle leur langue et qu'on les oriente.

À propos de ce travail d'orientation et de communication, vous pointez le rôle des stadiers du Stade de France…
La profession de stadier, déjà difficile avant la crise sanitaire, est complètement sinistrée depuis. Beaucoup de personnes l'ont quittée, les sociétés peinent à recruter. Il y a urgence à développer une filière professionnelle, à la valoriser par des formations spécifiques. La sécurité d'un match de football n'est pas celle d'un supermarché. On ne peut pas demander à des stadiers mal payés et mal formés d'intervenir efficacement face à des populations dangereuses.

Comment créer une filière professionnelle pour un métier aussi intermittent ?
Ce n'est pas forcément un petit boulot. Il peut y avoir plusieurs événements sportifs dans la même ville au cours d'une même semaine. La fonction de stadier peut se développer à travers une formation complémentaire pour des agents de sécurité privée. D'autre part, le stadier devrait être payé plus car sa mission est plus risquée. Il faut vraiment travailler là-dessus. À l'Euro 2016, on a parfois été limite dans le recrutement, avec du personnel qui ne maîtrisait pas l'environnement du stade.

Au-delà des incidents récents, avez-vous observé une recrudescence de la violence dans le football cette saison ?
Oui, l'année a été très compliquée avec beaucoup d'incidents de nature différente, de fréquentes bagarres entre groupes de supporteurs, sur le terrain, aux abords des stades ou dans les centres-villes. Il y a aussi eu beaucoup d'actes individuels de type jets de projectile ainsi que des conflits entre clubs et groupes de supporteurs. J'y vois plusieurs explications. Il y a d'abord eu le retour du public dans les stades après un an et demi de fermeture en raison de la crise sanitaire. D'ailleurs, d'autres pays ont connu une augmentation des incidents cette saison. On a aussi le sentiment d'avoir perdu l'habitude de recevoir du public dans les stades, certains dispositifs dé sécurité semblaient sous-dimensionnés et inadaptés, peut-être en raison des difficultés financières des clubs dues à la crise sanitaire. Il y a également eu des ratés dans l'organisation policière, même avant  la finale de la Ligue des champions au Stade de France. On a observé des incidents entre supporteurs aux abords des stades qui n'arrivaient plus avant la crise sanitaire et qui auraient dû être empêchés par une escorte policière classique. Par exemple, lors de Marseille-Bordeaux, des ultras des deux camps se battent au pied du stade, au milieu de la rue, c'est invraisemblable.

Y a-t-il des explications plus structurelles ?
Oui, les groupes de supporteurs semblent plus radicaux qu'au milieu des années 2010. Il y a une résurgence de petits groupes de hooligans, tandis que les groupes ultras ont renforcé leur logique de rivalités. Avant la crise sanitaire, on sentait déjà qu'une frange des ultras était plus portée sur la violence qu'il y a quelques années. Enfin, il y a la transformation économique du football avec l'entrée de fonds d'investissements internationaux dans les clubs, la transformation des compétitions, la réduction du nombre de clubs en Ligue 1 et Ligue 2. Or depuis plus de vingt ans, les ultras se sont posés comme les garants de l'identité du football et de leur club. Cela débouche sur des conflits avec les directions des clubs. Les supporteurs se sont tellement autopersuadés d'être les seuls défenseurs de l'authenticité de leur club que les "outrages" infligés à l'identité de leur club justifient, aux yeux des plus radicaux d’entre eux, la violence.

Pourquoi en est-on encore là alors que huit textes de loi se sont penchés sur la question depuis trente ans ?
Dans les années 1990, l'Allemagne et l'Angleterre ont mis en place des politiques globales car elles ont pris le football et la lutte contre les violences comme un objet sérieux. Pendant ce temps, la France a empilé des lois, a connu des vagues répressives sans réellement construire une politique cohérente coordonnée par les pouvoirs publics. Il y a un premier tournant en 2005-2006 avec la création de l'interdiction administrative de stade et la possibilité de dissoudre les groupes de supporteurs. Cette vague répressive manque néanmoins de cohérence car les pouvoirs sportifs et politiques peinent à s’accorder sur la question de savoir qui doit payer la sécurité. 2009-2010 est une saison charnière avec la création de la DNLH [division nationale de lutte contre le hooliganisme, mise en place au sein de la police nationale] et l'affichage d'une politique de tolérance zéro. Cela se concrétise par une multiplication des interdictions de stade individuelles et la création des interdictions de déplacement de supporteurs, mesure emblématique des années 2010. Parallèlement, la commission de discipline de la Ligue fait fermer de plus en plus de tribunes pour usage de fumigènes.

En 2016, la loi Larrivé-Braillard renforce le dialogue avec les supporteurs et la lutte contre le hooliganisme. Est-ce un tournant ?
Oui, les clubs peuvent alors écarter eux-mêmes des stades les supporteurs indésirables, mais cette loi contient aussi des mesures préventives inédites. La création de l'Instance nationale du supportérisme (INS) met tous les acteurs nationaux autour de la table. Les clubs sont désormais obligés d'avoir des référents pour gérer la relation avec leurs supporteurs. En 2016, une convention du Conseil de l'Europe acte également que la bonne manière de préparer les matchs est une approche intégrée qui articule répression et prévention, anticipation et dialogue. À ce moment-là, les supporteurs deviennent des parties prenantes, des acteurs du sport, selon la loi de 2016.

Comment se passe la mise en place de l'Instance nationale du supportérisme ?
En 2017, l'INS est un grand défouloir. Des gens qui ne se parlaient pas, comme les représentants des supporters, la DNLH ou la Ligue de football, se mettent à dialoguer et apprennent à se connaître. Au même moment, la Ligue se structure sur ces questions. L’INS et la Ligue commencent à travailler sur des problèmes concrets, comme l'allumage autorisé de fumigènes à travers des expérimentations, la création de tribunes debout sécurisées, un billet à 10 euros pour les supporteurs visiteurs en Ligue 1. Par ailleurs, la fondation Nivel mène des projets sur l’organisation des déplacements et la relation entre police et supporteurs, en nommant un policier référent, point de contact privilégié entre le dispositif de maintien de l’ordre et le club et les supporters visiteurs. En 2019, une circulaire du ministère de l'Intérieur indique clairement que l'interdiction de déplacement doit être l'exception et donne une marche à suivre pour organiser les déplacements. C'est le point culminant des efforts pour constituer une politique qui articule vraiment répression et prévention. Depuis la crise sanitaire, les groupes de travail de l’INS ont été interrompus, l’instance  a juste été consultée quant au retour du public dans les stades.

Quel était le tableau en début de saison 2021-2022 ?
Après les nombreux incidents, la France est revenue à la politique des années 2011-2016. Malgré des appels du pied constants, de manière étonnante, l'INS a été très peu mobilisée. Les travaux de fond viennent seulement de reprendre, au printemps 2022. Par ailleurs, les annonces ministérielles de l'automne en faveur de sanctions individuelles ne sont pas pour l’instant suivies d'effets probants et on multiplie les interdictions de déplacement et les fermetures de tribune qui donnent une impression de sévérité mais ne résolvent pas grand-chose. Si vous fermez un stade trois mois sans avoir identifié les cent personnes qui posent problème, elles reviennent dès la réouverture, et ceux qui ont été punis sans avoir rien fait sont en colère car ils trouvent la sanction collective injuste. La répression est évidemment nécessaire mais la façon dont la France réprime actuellement n'est pas pertinente et induit des effets pervers puisqu’elle ne cible pas les fauteurs de troubles. Malgré les grandes réunions au cours desquelles les autorités sportives et publiques ont annoncé qu’elles allaient travailler ensemble, cette saison, tout le monde s'est défaussé sur l'autre. Il faudrait élaborer une politique globale qui articule le travail des différents acteurs. En France on a quand même trois institutions qui peuvent prononcer des interdictions de stade : la justice, le préfet et le club.

C'est donc, selon vous plus une question de dialogue et de coopération que de législation ?
Oui, il ne s'agit pas de changer la loi, elle offre déjà de nombreuses possibilités, mais de l'appliquer. Or il est beaucoup moins coûteux de fermer une tribune ou d'interdire un déplacement. Pour bannir de stade un individu, il faut un travail d'identification de la police puis un travail de la justice pour les faits graves. Tout cela coûte de l'argent. Le football étant considéré comme un enjeu mineur, certains estiment que la police n'a pas à faire ce travail, qu'il suffit d'interdire les déplacements. En Angleterre ou en Allemagne, où il existe une volonté de distinguer les supporteurs violents des autres, il est important qu'un supporteur puisse se déplacer librement et il est normal que la police encadre cette activité. Si on veut traiter efficacement un problème, il faut des moyens humains et financiers.

Quel rôle pour les collectivités dans cette gestion ?
Elles ont un rôle essentiel, c'est ce qu'on disait dans notre Livre vert de 2010 [lire notre article du 25 octobre 2010]. Nous avons voulu les associer et cela s'est concrétisé avec la création de l'INS, directement issue de nos travaux. Cette instance comprend des parlementaires, un représentant de l'AMF et un représentant de l'Andes. Le représentant de l'AMF n'est venu qu'une fois, je crois, celui de l'Andes quelques fois, quant au sénateur du Val-d'Oise, je pense ne l'avoir jamais vu. Les acteurs locaux délaissent l'INS et c'est dommage. L'INS a été créée par Thierry Braillard, qui s'intéressait à cette question, puis reprise par des ministres issus de l'olympisme qui n'ont pas bien compris son objet. Pour le ministère, l'INS c'est la voix des supporteurs, alors que c'est un espace de discussion entre tous les acteurs. À l'automne, des réunions ont été organisées par les autorités sur les supporteurs sans jamais échanger avec les supporteurs et en dehors de l'INS, c'est surprenant. Tout comme il est surprenant d'entendre la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra dire qu'elle va organiser un groupe de travail sur la gestion des violences des supporteurs piloté par les ministères des Sports, de l'Intérieur et de la Justice. L'INS regroupe déjà ces trois acteurs sur ces sujets.

Le maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau, souhaite la rédaction d'un livre blanc. Là encore, c'est un travail déjà fait…
Ce n'est pas absurde de faire une mise à jour car certaines problématiques ont changé depuis 2010, mais faisons-le en prenant en compte l'existant et ce qui fonctionne, car des choses fonctionnent, comme les expérimentations sur la pyrotechnie encadrée. Tout n'est pas à jeter à la poubelle.

Les incidents récents semblent circonscrits au football. Comment envisagez-vous les tenues de la Coupe du monde de rugby en 2023 et des Jeux de Paris en 2024 ?
En France, les incidents autour des grands événements sportifs internationaux ne dépassent pas le cadre du football. Mais il y a une problématique Stade de France du fait de sa géographie. Il est positionné entre des autoroutes et des voies ferrées. En 2009, deux supporteurs de Lille s'étaient perdus en regagnant leur bus et étaient morts, percutés par un RER, après avoir marché sur une voie ferrée à la sortie d'un match. Ce stade a donc une spécificité en matière de gestion des flux de supporteurs. Il nécessite beaucoup plus d'informations, y compris dans la langue des visiteurs sur une compétition internationale. En outre, il peut y avoir autour de ce stade beaucoup de délinquance d'opportunité. Il y a une question d'ordre public particulière autour de cette enceinte qui peut survenir à l'occasion de toute grande compétition où les spectateurs sont vus comme des gens fortunés qu'on peut racketter. Enfin, la France devrait réaliser un retour d'expérience sur ses ratés organisationnels, une culture qui n'existe pas chez nous. On dit qu'on a bien organisé le Mondial 1998 et l'Euro 2016, mais en 2016, on a de la chance de ne pas avoir eu de morts lors du chaos incroyable d'Angleterre-Russie, à Marseille. En 1998, il y a eu des incidents graves à Marseille, pour Angleterre-Tunisie, et à Lens, avec l'agression du gendarme Daniel Nivel par des hooligans allemands. Après les incidents de la finale de l’Euro à Wembley en 2021, les autorités anglaises ont produit un rapport et assumé leurs erreurs sans faire porter la responsabilité à d'autres. Heureusement, le public du rugby ou des Jeux est festif, calme, sans intentions belliqueuses. La France en a une image positive, ils devraient donc être perçus comme des gens que l'on doit bien accueillir.

  • Incidents du Stade de France : un rapport remis à Élisabeth Borne

"Dysfonctionnement systémique des contrôles", "difficulté [du plan de sécurité] à évoluer et à s'adapter avec agilité à un flot plus important et prévisible […] conduisant à son embolie puis à sa rupture", "non-lecture de signes avant-coureurs de la présence d'individus malveillants venus en grand nombre près du stade pour commettre des actes de délinquance", telles sont quelques unes des conclusions du rapport du délégué interministériel aux Grands Événements sportifs sur la finale de la Ligue des champions au Stade de France remis à la Première ministre le 10 juin.

Le rapport formule cinq recommandations pour améliorer les conditions de l’organisation et de la sécurisation des événements sportifs les plus sensibles :

- une gouvernance nationale institutionnalisée pour certains grands évènements sportifs internationaux d'intérêt majeur ;
- optimiser la gestion des flux d'accès aux sites de grands évènements pour garantir leur sécurité, leur fluidité et l'expérience qualitative des visiteurs ;
- un concept de service d'ordre flexible, réactif et partagé avec les acteurs ;
- une billetterie sécurisée et personnalisée ;
- un schéma de circulation aux abords du Stade de France à moderniser.

Élisabeth Borne a chargé le ministre de l’Intérieur et la ministre des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques de se saisir de ces recommandations pour les mettre en œuvre sans délai, précise un communiqué de Matignon.