Aménagement numérique - Commercialisation des RIP : un nouveau grand chantier à préparer
Le plan France très haut débit est entré dans sa phase opérationnelle. Et les premiers résultats de commercialisation sont plutôt rassurants au regard de l'appétence des consommateurs à migrer du cuivre vers la fibre. L'optimisme affiché par certains grands fournisseurs d'accès internet sur la zone dense, n'efface pas pour autant les interrogations sur le futur équilibre économique des réseaux d'initiative publique. On sait que leur pérennité repose sur la présence de co-investisseurs privés qui ne se pressent pas au portillon. Deux tables rondes organisées, l'une par l'Avicca lors du dernier "Trip 2014" et la seconde dans le cadre de la plénière du Graco (groupe d'échange entre l'Arcep, les collectivités et les opérateurs) le 2 décembre dernier, apportent un nouvel éclairage sur les perspectives actuelles dans ce domaine.
L'engagement global des collectivités locales sur les RIP (réseaux d'initiative publique) représente un investissement de huit milliards à réaliser dans les 5 prochaines années pour 4,7 millions de prises et 700.000 lignes de montée en débit. Le montant est élevé et appelle un retour sur investissement sur lequel les acteurs publics n'ont pour l'instant pas de visibilité. Quelle sera la capacité des opérateurs à co-investir sur les RIP ? Et surtout, à quel moment le feront-ils, alors qu'ils ont amorcé leur déploiement sur un parc de 13 millions de prises éligibles au très haut débit ? La réponse n'est pas univoque, mais on sait déjà que plusieurs éléments doivent être réunis a minima pour enclencher une dynamique positive : d'abord, l'existence d'un marché de la demande de la part du public et des professionnels, sachant qu'il s'agit d'un marché de migration et pas d'un marché à créer de toutes pièces ; ensuite, des réseaux parfaitement adaptés à tous les opérateurs pour faciliter leur installation et la commercialisation de leur offre. L'arrivée d'un premier opérateur national est essentielle pour animer le marché et inciter les autres à s'installer. "L'arrivée de Numéricable dans l'Ain a fait doubler le niveau des ventes, alors que l'opérateur n'était pourtant présent que sur 40% des prises", rappelle par exemple Patrick Vuitton, le délégué général de l'Avicca.
De "l'appétence" à "l'appétit" pour la fibre…
L'éveil du marché de la demande est un élément positif constaté par tous les opérateurs : "Il y a désormais de l'appétence et même de l'appétit pour la fibre. Nous avons profité d'un excellent climat au mois de septembre avec 11.000 ventes par semaine et le cap des 500.000 clients fibre a été franchi, soit le double de ce que nous avions l'an dernier", se réjouit Yves Parfait, directeur du programme fibre chez Orange, qui constate même le rééquilibrage des modes de commercialisation : "Avant, ils passaient par des canaux pro-actifs de vente directe, désormais le courant s'inverse et c'est le client qui vient spontanément au point de vente." Même constat chez Altitude Infrastructure, sur les plaques FTTH récemment ouvertes : "Nous enregistrons deux fois plus de souscriptions en fibre optique que sur le cuivre", confirme son président, David El Fassy. Et d'une manière générale, le taux de pénétration du FTTH est passé à 20,9% alors qu'il se situait à 15% en moyenne les années précédentes.
Cette tendance à la hausse ne doit pas faire oublier le travail de terrain. Certains syndicats locaux, comme Manche Numérique ou Eure Numérique, n'hésitent pas "à battre la campagne" pour lancer des opérations de promotion de la fibre et de pré-raccordement. La présence d'un opérateur d'infrastructures est aussi un facteur de réussite dans ce domaine, assure Jean-Michel Soulier, le président de Covage : "Pour nous, la commercialisation est essentielle. Nous déployons une activité de terrain qui ne se substitue pas à celle du fournisseur d'accès mais la complète." Il confirme aussi l'importance d'un partenariat actif avec les collectivités : "Le réseau marche mieux lorsqu'il bénéficie de l'engagement de la commune", souligne-t-il. L'ensemble de ces actions crée un environnement favorable et peut inciter les opérateurs nationaux à assurer une présence locale.
Le positionnement des opérateurs nationaux
Mais la dynamique du marché n'y suffira pas. Patrick Vuitton fait le constat d'un attentisme des opérateurs nationaux : "Bouygues Télécom a toujours dit qu'il voulait une offre activée mais n'y a encore jamais souscrit, Free reste concentré sur le mobile, SFR ne dit plus grand chose sur le co-investissement et Orange n'a pas intérêt à se précipiter sur les RIP pour dévaloriser son réseau cuivre." De plus, la renégociation de l'accord de co-investissement passé entre Orange et SFR sur la zone conventionnée (Amii), désormais inévitable, devrait confirmer le désengagement de SFR dans les zones d'implantation du câble. La nouvelle entité Numéricable-SFR, constituée officiellement le 27 novembre, entend accélérer la mise à niveau "très haut débit" de son réseau pour le porter à 12 millions de prises d'ici 2017 et se concentrer sur le transfert des abonnés SFR. Dans la zone conventionnée, Orange sera sans doute conduit à augmenter son niveau d'investissement et à le répercuter, "en creux", sur le financement des RIP.
Co-investissement sur les RIP, oui... mais quand?
Pour autant, les opérateurs multiplient les déclarations rassurantes. Jérôme Yomtov, directeur général délégué de Numéricable, assure vouloir venir très rapidement à la rencontre des collectivités locales "pour écouter leurs besoins puis faire des propositions pour accélérer". Au Graco, il a précisé trois modalités de travail : sur les emprises de son réseau câblé, le groupe prépare de nouveaux engagements de développement avec les collectivités locales concernées ; il poursuivra le déploiement de la fibre optique en propre, hors zones câblées, "dans le prolongement des 500.000 prises FTTH déjà installées" ; et il prévoit de co-investir sur les RIP à l'image des accords passés dans l'Ain et plus récemment avec l'agglomération de Dunkerque (23.000 prises).
Yves Parfait, plus tempéré, avait indiqué à la tribune du Trip que "les bons résultats sur la zone dense" allaient permettre d'investir dans la zone intermédiaire, et faciliter "demain" la présence du groupe Orange dans la zone peu dense. Pierre Louette a confirmé au Graco que le groupe serait "de plus en plus client des RIP" et qu'une "enveloppe tout à fait substantielle" était réservée à cet effet. Toujours au Graco, Maxime Lombardini, directeur général d'Illiad-Free? ne rejette pas l'idée de devenir client, mais dans un futur relativement éloigné, "lorsqu'on aura réussi à faire tourner la zone très dense et la zone Amii, on pourra concentrer nos efforts sur les RIP, à condition de rester dans l'optique des schémas de co-investissement actuels. S'il faut s'adapter à chaque contexte? ça sera plus difficile et nous serons alors très sélectifs", confirme-t-il.
L'industrialisation des déploiements comme passage obligé
La réserve des opérateurs conduit certains territoires à proposer des prix d'appel très attractifs pour accélérer leur atterrissage. Ce qui peut se révéler dangereux à terme. Pierre Eric Saint-André, directeur général d'Axione, un opérateur de RIP, remet les priorités dans leur ordre d'importance : "Avant de fixer son attention sur les prix, la première règle est de comprendre le besoin du client, il n'y a pas seulement quatre grands opérateurs sur le marché mais quatre stratégies, quatre visions techniques, quatre parts de marchés différentes", relève-t-il. Il convient donc de s'adapter à chacune des situations particulières et comprendre le rythme auquel les opérateurs sont prêts à investir sur les réseaux publics. Comme cela a été confirmé par les déclarations publiques des uns et des autres, "il n'y aura pas de temporalité forcée", note encore Pierre Eric Saint-André.
Dans cette perspective, l'interconnexion du RIP avec le réseau national et la transparence des systèmes devient une priorité quasi "systémique". En effet, l'installation des opérateurs sur un réseau est conditionnée par le niveau d'autonomie et la souplesse dont ils disposent pour déployer leurs outils et leurs services : "L'opérateur ne verra pas le RIP en tant que tel, mais la chaîne de migration à mettre en place pour ne pas perdre de client et la chaine d'exploitation pour en tirer des revenus", ajoute Pierre Eric Saint-André. Aussi, l'investissement dans le système d'information et dans les bases de données apparaît-il bien comme l'une des priorités, lors de la création du réseau puis tout au long de son exploitation, "car les opérateurs sont des industriels qui optimisent en permanence" et le gestionnaire du RIP sera tenu de suivre.
Interconnexion et système d'information interopérable
D'importants progrès ont été réalisés au cours des deux dernières années, notamment grâce aux travaux d'harmonisation réalisés par l'Arcep, le consortium Objectif Fibre et la Mission THD. Les résultats sont prometteurs, estime David El Fassi, président d'Altitude Infrastructure : "Il existe désormais des protocoles d'échanges sur les systèmes d'information des RIP qui permettent à tout opérateur, grand ou petit, de vérifier si un client est éligible, de passer des commandes, de facturer le client et de le dépanner." L'autre volet concerne l'ingénierie technique à mettre en œuvre pour répondre aux demandes diversifiées des opérateurs. On sait qu'Orange achète des fibres non activées, que les petits opérateurs s'intéressent aux offres de type "bitstream" (activées) et que Numéricable-SFR a besoin de la technologie RFoG pour implémenter ses "box" sur un réseau FTTH. Cette diversité des demandes peut engendrer des coûts très lourds. "C'est un des risques que nous assurons au nom des collectivités dont nous sommes les délégataires", rétorque Michel Soulier. "A nous de trouver les solutions budgétaires les moins onéreuses et d'assurer la neutralité technologique pour que les opérateurs s'installent", complète Eric Jammaron, vice-président d'Axione. Sa société a notamment consacré près de deux années à préparer avec Orange la transformation d'un réseau "100% activé" en un "réseau passif-actif" pour permettre à l'opérateur historique de co-investir. "L'initiative réalisée sur l'agglomération de Pau a déjà permis de faire passer la moitié des internautes sur la fibre", constate-t-il.
Tarification : à la recherche du juste prix
La tarification des réseaux reste l'un des principaux points sensibles au regard du modèle national retenu pour le plan France très haut débit. Il s'agit d'une part de "déployer des réseaux en concurrence avec des réseaux existants qu'ils ont vocation à remplacer", rappelle Pascal Faure, directeur général de la compétitivité de l'industrie et des services à Bercy et, d'autre part, de couvrir des zones rentables opérées par le privé et des zones publiques qui sont censées le devenir après subventions de l'Etat et des collectivités territoriales.
La multiplication des réseaux et des contextes serait génératrice de grandes disparités tarifaires : "La location mensuelle d'une ligne FTTH varierait de 10 à 16 euros par mois. Or de tels écarts sont économiquement problématiques dans une économie qui devrait reposer sur des tarifs de gros et de détail relativement homogènes", estime Pascal Faure. Mais la ligne de démarcation reste complexe à établir. Trop faibles, les tarifs ne permettront pas d'assurer la "juste rémunération de l'infrastructure et de son entretien", et exposent de surcroît les collectivités à voir les subventions locales requalifiées par Bruxelles en "aides d'Etat" avec le risque de devoir rembourser les fonds apportés. Une tarification trop élevée risquerait, à l'inverse, de dissuader les opérateurs de s'installer. En outre, de grands écarts entre territoires conduiraient à créer de nouvelles fractures par le prix d'accès. D'autres éléments constitutifs du prix sont également à prendre en compte. "Celui-ci ne peut être supérieur au prix de détail de l'ADSL, qui dicte lui même le prix de gros", estime Maxime Lombardini.
Pour remettre un peu d'ordre, l'Arcep a lancé deux consultations, dont l'une est achevée et l'autre encore en cours, afin de préparer une réglementation destinée à mieux encadrer les tarifs. "Il y aura une décision assez prescriptive d'ici la mi-2015", annonce Jean-Ludovic Silicani, le président de l'Arcep. Le régulateur prépare un dispositif destiné à resserrer les écarts et à favoriser l'homogénéité des tarifs sur le territoire, car, "il ne peut y avoir de tarifs de détail identiques si les écarts de tarifs de gros sont trop importants", conclut le président.
Au final, les collectivités locales vont devoir faire preuve de patience pour obtenir une meilleure visibilité sur les intentions d'investissement des opérateurs privés. Mais d'ici là, les exigences d'industrialisation du déploiement, la transparence, l'interopérabilité des systèmes d'information et les contraintes de qualité devraient suffisamment accaparer les acteurs du déploiement. Quant aux tarifs, des compromis seront nécessaires pour trouver le juste équilibre, sachant qu'il dépendra aussi du rythme de croissance imprimé. Sur ce point, le plan France très haut débit a pris un peu de retard car, ne l'oublions pas, il reste encore à doubler les capacités de production pour atteindre la taille critique aux dates prévues...