Comment qualifier l’essor de l’apprentissage ?

Piloté par la Direction générale du Trésor, le séminaire emploi du 12 novembre organisé sous l’égide du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, était consacré à la question de l’apprentissage. Et plus particulièrement de son essor depuis la mise en œuvre de la loi de 2018 qui a largement ouvert cette voie de formation aux étudiants de l’enseignement supérieur.

Président du Conseil d'orientation des retraites et professeur d'économie à Neoma Business School, Gilbert Cette a planté le décor en introduction du Séminaire emploi du 12 novembre, rappelant que le taux d’emploi des jeunes en France, s’il a progressé ces dernières années, reste parmi les plus faibles au regard de la moyenne des pays de l’OCDE, très loin derrière les bons élèves que sont l’Allemagne (50%) ou encore les Pays-Bas (75%) ; deux pays où le recours à l’apprentissage est particulièrement élevé. Désormais, six ans après la mise en œuvre de la réforme de 2018, les observateurs ont suffisamment de recul pour "juger de son efficacité", estime le professeur d’économie. Une efficacité qu’il faut mettre en relation "avec le coût de cette réforme" qui avoisinait en 2022 les 13,5 milliards d’euros, souligne Gilbert Cette.

Docteur en économie, professeur à Science Po et directeur de la chaire Sécurisation des parcours professionnels, Pierre Cahuc rappelle que le taux de chômage des jeunes est lié au fonctionnement général du marché du travail ; un marché caractérisé par un coût du travail élevé, une réglementation des contrats de travail "qui génère des difficultés d’entrée" et une déconnexion entre l’offre de formation et la demande des entreprises. Une somme de difficultés "qui concernent essentiellement les jeunes peu qualifiés", de niveau Bac voire infra-Bac. Dans ce paysage, rappelle l’économiste, le système de l’apprentissage peut prendre des formes très différentes selon les pays. En Allemagne ou en Suisse, pays régulièrement érigés en modèles, le système est dual : les diplômes sont spécifiques à l’apprentissage, élaborés avec les branches, et les entreprises ne sont pas subventionnées pour prendre en charge les apprentis. Ailleurs, comme en France, la logique s’apparente davantage à "une voie d’études au sein d’un système d’enseignement" qui prépare à un diplôme qui peut aussi se préparer en lycée professionnel. Le système éducatif joue alors un rôle plus important dans l’élaboration de l’offre de formations. Enfin, souligne-t-il, il existe une voie hybride qui se caractérise dans certains pays par une concentration du dispositif sur les personnes les plus éloignées de l’emploi.

Avec la réforme de 2018, "on a créé un marché"

En France, Pierre Cahuc relève que "le taux d’insertion est 20 points plus élevés pour les apprentis par rapport aux élèves des lycées professionnels", 12 mois après leur sortie d’études. Des performances cependant très hétérogènes selon les types de formations et les établissements qui les dispensent. Il cite à l’appui de sa démonstration le cas du CAP cuisine pour lequel le taux d’emploi des diplômés est supérieur pour les élèves de CFA par rapport à ceux des lycées professionnels. En conclusion, "ce qui fait la réussite, c’est bien souvent l’établissement !" Jean-Pierre Willems, docteur en droit et consultant en droit de la formation rappelle que c’est pour "sauver l’apprentissage qu’on l’a scolarisé" au début des années 70, l’intégrant à un véritable service public ayant pour corollaire le principe de gratuité ainsi que la mise en œuvre d’une offre de formation prédéterminée. La réforme de 2018, pour sa part, a introduit des objectifs quantitatifs en libéralisant et en déscolarisant l’apprentissage, explique-t-il. En résumé : "on a créé un marché" au sein duquel "la demande de l’entreprise redevient prioritaire", sans en tirer toutes les conséquences, notamment s’agissant du principe de gratuité ainsi que sur les niveaux de prise en charge des coûts-contrats.

Ce que la réforme de 2018 a permis, est venue témoigner Anne-Léone Campanella, directrice générale de REAL Campus by l'Oréal, c’est l’émergence de nouvelles écoles, de nouveaux programmes. C’est le cas au sein du groupe de cosmétiques qui propose désormais une voie post-bac pour les métiers de la coiffure avec l’ambition "de revaloriser une profession pour attirer des talents" qui pouvaient échapper, jusqu’alors, aux formations post-collège de type CAP. "En 2020, se félicite ainsi la représentante du groupe, France compétences a reconnu le métier d’entrepreneur de la coiffure". "Avec la réforme, on a pu créer une école avec un programme sur-mesure qui évolue au rythme des besoins et des attentes du secteur."

Jean-Emmanuel Ray défend le cercle vertueux de l’apprentissage

Depuis 2018, note Pierre Cahuc, on assite à une "explosion des niveaux 5, 6, 7 et 8, surtout". Soit des profils issus de l’enseignement supérieur qui ont largement contribué à atteindre la barre symbolique du million d’apprentis. Une évolution dont se félicite aujourd’hui Jean-Emmanuel Ray, professeur émérite à l'École de droit de l'Université Paris I – Sorbonne qui constate un glissement des talents "vers le master pro en apprentissage au détriment du master recherche", ce qui correspond selon lui à un changement plus profond : "à l’Université, beaucoup de jeunes gens de milieux modestes viennent s’inscrire, des gens qui ont faim, qui en veulent" et pour qui l’apprentissage apparaît comme "un cercle vertueux qui donne sa chance à tout le monde". Un mode de formation "qui permet, souligne l’universitaire, une transition beaucoup moins brutale entre la vie universitaire et le monde du travail".

Pour autant, les défis sont encore nombreux, comme a pu le souligner la Cour des comptes qui estime que "la dépense publique n’est pas assez ciblée vers les jeunes les plus en difficulté", rappelle Pierre Cahuc (voir notre article du 24 juin 2022). La Cour qui dénonce une absence d’effet sur l’emploi des diplômés du supérieur ainsi qu’une promotion sociale limitée, le tout pour un coût annuel de l’ordre de 20.000 euros par apprenti. "On s’est lancés dans l’apprentissage de manière débridée... et ce n’est pas forcément une bonne chose pour la dépense publique !"