Après la censure, l'heure des conjectures

La censure votée ce mercredi soir contre Michel Barnier ouvre une période pleine d'incertitudes. Quelles marges de manoeuvre pour le gouvernement démissionnaire ? De quels soutiens parlementaires bénéficiera le prochain Premier ministre ? Quelles conséquences si une "loi de finances spéciale" vient provisoirement pallier l'absence de loi de finances ordinaire ? Sur quoi les collectivités peuvent-elles miser pour préparer leurs propres budgets ? 

Le gouvernement de Michel Barnier est tombé. Les députés de la gauche et du Rassemblement national ont conjointement adopté ce mercredi 4 décembre la motion de censure déposée par La France insoumise. La deuxième seulement de l'histoire de la Ve République, ouvrant une période de fortes incertitudes politiques et financières.

La présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, a annoncé peu après 20h que 331 députés venaient de voter cette motion - 288 voix étaient nécessaires - en réponse au 49.3 brandi par le Premier ministre deux jours plus tôt pour faire passer sans vote le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2025 (voir notre article du 2 décembre).

Trois mois seulement après sa nomination, conformément à la Constitution, Michel Barnier présentera ce jeudi à 10h sa démission au chef de l'État et ce dernier s'adressera aux Français à 20h.

Emmanuel Macron a de nouveau été ciblé par LFI immédiatement après l'annonce de la censure, la cheffe des députés LFI, Mathilde Panot, réclamant "des présidentielles anticipées". Pas d'appel à la démission, en revanche, de la part de Marine Le Pen. Le prochain gouvernement, "nous le laisserons travailler", a assuré la leader du RN, assurant vouloir "coconstruire" un budget "acceptable pour tous".

Pour ses dernières paroles de Premier ministre, Michel Barnier, s'exprimant après l'ensemble des présidents de groupes, avait appelé chaque député à "bien mesurer les conséquences de ce vote", à assumer sa "responsabilité" dans un "moment de vérité". "Ce n'est pas par plaisir que je n'ai présenté quasiment que des mesures difficiles", la "réalité" budgétaire ne "disparaîtra pas par l'enchantement d'une motion de censure", a-t-il déclaré, visiblement résigné, devant un hémicycle redevenu grave après des moments d'agitation. Il a souligné qu'avec une censure, "les avancées de ce projet de loi de financement de la sécurité sociale seraient abandonnées", citant notamment les éléments intéressant le champ de l'autonomie et les départements. Plus largement, il a évoqué "tous les efforts des derniers mois" : après des semaines de vacance faute de gouvernement, "l'État s'est remis en marche, sur des sujets concrets".

Défendant la motion de censure, Éric Coquerel (LFI) avait tancé l'"illégitimité" d'un gouvernement qui ne reflète pas le résultat des législatives et ayant refusé de revenir sur la réforme des retraites. Boris Vallaud, patron des députés PS, avait accusé Michel Barnier de s'être "enfermé dans un tête-à-tête humiliant" avec Marine Le Pen. Malgré les nombreuses concessions obtenues dans la dernière ligne droite, celle-ci avait fustigé la politique proposée par le Premier ministre : "Vous n'avez apporté qu'une seule réponse, l'impôt (...) La politique du pire serait de ne pas censurer un tel budget."

À l'inverse, les soutiens du gouvernement avaient tiré à boulets rouges contre les députés censeurs. "Qui allez-vous condamner ? La France", avait attaqué Gabriel Attal, patron des députés macronistes. Laurent Wauquiez, chef du groupe Les Républicains (LR), avait tancé une "comédie d'une insoutenable légèreté" et accusé Marine Le Pen de "faire le choix du chaos".

"Rien n'est acté"

Si Emmanuel Macron a appelé à "ne pas faire peur" en évoquant un risque de crise financière, Michel Barnier n'a pas hésité à dramatiser l'enjeu. Attendu à 6,1% du PIB en 2024, bien plus que les 4,4% prévus à l'automne 2023, le déficit public raterait son objectif de 5% en l'absence de budget, et l'incertitude politique pèserait sur le coût de la dette et la croissance.

Le chef de l'État pourrait choisir "rapidement" un Premier ministre, selon tous ses interlocuteurs. Un empressement qui viserait notamment à limiter l'incertitude pesant sur les marchés. Une nomination avant la cérémonie de réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris, ce samedi, est "possible", estime un proche. Mais "rien n'est acté", assure l'entourage présidentiel. Et l'équation Matignon semble toujours aussi complexe, avec l'impossibilité d'une dissolution et de nouvelles élections législatives avant sept mois. Côté casting, les noms du président du MoDem, François Bayrou, du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, ou du LR Xavier Bertrand circulent.

Le fragile "socle commun" qui a soutenu le gouvernement sortant pourrait se fissurer sur "l'après". Laurent Wauquiez a déjà rappelé que la coalition de septembre "ne valait que pour Michel Barnier". Gabriel Attal propose lui un accord de "non-censure" avec le PS pour échapper à la tutelle du RN. "Affranchissez-vous" de la France insoumise, a-t-il lancé dans l'hémicycle aux socialistes. La gauche reste désunie sur l'avenir. Le PS voudrait "un gouvernement de gauche ouvert au compromis" que la droite et le centre s'engageraient à ne pas censurer, en échange d'un renoncement au 49.3. Ce qui suscite l'ire des Insoumis.

Affaires courantes et projet de loi de finances spécial

Pour l'heure, le gouvernement démissionnaire dispose d'un pouvoir restreint pour gérer les affaires courantes. Un gouvernement démissionnaire "reste en place, tant qu'il n'est pas remplacé par un nouveau gouvernement, pour assurer, au nom de la continuité, le fonctionnement minimal de l'État", expliquait une note du secrétariat général du gouvernement (SGG) datée du 2 juillet.

Au-delà du PLFSS, la censure gèle notamment le projet de loi de finances pour 2025 puisque le gouvernement ne pourra plus venir au banc les défendre. Dès lors qu'un nouveau gouvernement sera nommé, le PLFSS (reste à savoir dans quelle version) pourra reprendre sa navette entre les deux chambres.

L'Assemblée nationale continuera en revanche les travaux qui ne nécessitent pas la présence de membres de gouvernement, ont acté mercredi soir Yaël Braun-Pivet et les chefs des groupes politiques : textes en commission, commissions d'enquête ou missions d'information. L'examen des textes dans l'hémicycle est en revanche ajourné jusqu'à ce que la question du futur pensionnaire de Matignon soit tranchée.

En parallèle, il est prévu que le gouvernement démissionnaire peut prendre des "mesures financières urgentes" afin de "doter la France d'un budget" : sans adoption des textes budgétaires ordinaires avant le 31 décembre, les députés devront voter une "loi spéciale" pour assurer la continuité du fonctionnement de l'État en autorisant celui-ci à percevoir les impôts existants (tels qu'en vigueur dans la loi de finances de l'année passée) et à répartir les crédits correspondants à l'exercice antérieur. "Le projet de loi de finances spéciale doit être déposé avant le 19 décembre et il est discuté selon la procédure accélérée pour une promulgation avant le 1er janvier. La promulgation de la loi de finances spéciale et la publication des décrets ouvrant les crédits aux seuls services votés n'interrompent pas la discussion du projet de loi de finances qui peut être promulgué au cours de l'année", précise le site officiel vie-publique.fr (sur une fiche mise en ligne le 3 décembre…).

Invité de France 2 et TF1 mardi soir, Michel Barnier avait expliqué que si le PLF n'était pas adopté, "près de 18 millions de Français [verraient] leur impôt sur le revenu augmenter, d'autres en paieront pour la première fois parce qu'on n'aura pas pu inscrire dans la loi de finances la réindexation [sur l'inflation] qui est prévue (...) pour le barème des tranches d'impôt". Son ministre du Budget, Laurent Saint-Martin, avait également estimé que 380.000 ménages supplémentaires entreraient mécaniquement dans l'impôt sur le revenu en cas d'abandon du PLF. "S'il n'y a pas de budget, il n'y a pas d'indexation automatique, et on reste sur les seuils de l'année précédente, ce qui équivaut à un gel", confirme Pierre Madec, économiste à l'OFCE auteur d'une étude sur laquelle s'appuyait le gouvernement. Le ministère du Budget estime qu'un ajustement du barème de l'impôt sur le revenu dans le cadre d'une loi de finances spéciale comporte un "risque d'inconstitutionnalité" car le "caractère spécial de la loi fait que vous ne pouvez pas avoir de dispositifs fiscaux autres que ceux déjà établis par la précédente loi de finances" (celle pour 2024). Une analyse que ne partage pas Éric Coquerel.

Des collectivités dans le brouillard

L'abandon au moins provisoire du PLF signifie par ailleurs une possible trêve du côté des finances locales et du fameux effort qui était attendu des collectivités. Selon Christian Escallier, directeur général du cabinet Michel Klopfer, faute de budget de l'État voté avant le 31 décembre, les collectivités se verront en effet là encore appliquer les dispositions de la précédente loi de finances, via cette "loi spéciale". "En première approche, elles vont être épargnées du prélèvement que l'État comptait leur appliquer. C'est une bonne nouvelle pour elles, mais elles le vivent plutôt comme un sursis", assure-t-il. En sachant que les collectivités ont jusqu'au 15 avril pour voter leur budget.

Et en sachant que même sans loi de finances, les collectivités devraient se voir appliquer la hausse des cotisations retraites des employeurs territoriaux (CNRACL), soit environ 1,1 milliard d'euros pour 2025, cette mesure étant simplement soumise à décret (dont le projet a été présenté mardi au Comité des finances locales – voir notre article).

"Pour l'instant, nous préparons nos budgets dans un contexte totalement chaotique, et par prudence comptable, nous sommes obligés de retenir les hypothèses budgétaires les plus défavorables", a expliqué à l'AFP David Lisnard, le président de l'Association des maires de France (AMF).

"Le nouveau gouvernement devra proposer un budget assez profondément modifié s'il veut passer l'obstacle de l'Assemblée nationale", a commenté André Laignel, premier vice-président délégué de l'AMF. "Il est clair que le brouillard où nous sommes risque de peser très lourdement sur les décisions d'investissement des collectivités", prévient-il.

"Depuis la dissolution, on a du mal à avoir un horizon qui s'éclaircit. Ce n'est pas favorable à l'émergence de projets", confirme de même le président de l'Association des petites villes de France, Christophe Bouillon. "C'est à la demande de l'Europe que les économies ont été recherchées, donc on n'est pas pour autant sortis de la potion amère", résume-t-il en redoutant les effets d'un blocage institutionnel sur le tissu économique local.

Du côté des intercommunalités, leur président, Sébastien Martin, juge également que si les taux d'intérêt de la France augmentent, "l'État devra consacrer des moyens supplémentaires au remboursement de sa dette". "Cela m'étonnerait que les dotations aux collectivités soient épargnées", observe-t-il. Intercommunalités de France souhaite en tout cas "que les travaux parlementaires puissent reprendre rapidement pour aboutir à une loi de finances pour 2025 et permettre aux collectivités de travailler sur leurs budgets avec sérénité et visibilité", écrit l'association dans un communiqué diffusé ce mercredi soir dès 20h30. "Il serait incompréhensible que les mesures de contrainte budgétaire sur les collectivités telles qu’initialement proposées dans la copie du gouvernement soient reprises sans tenir compte du débat parlementaire qui était en cours et qui avait permis d’atténuer un certain nombre d’entre elles", poursuit-elle (voir notre article du 2 décembre sur les modifications apportées par le Sénat à la partie recettes du PLF).

 

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