Quand les géants américains s'accaparent l'image du "terroir"

Après la crise de la vache folle, les enseignes de la grande distribution se sont toutes dotées de marques "terroirs". Les années 2020 marquent un nouveau "tournant", observe l'essayiste Raphaël Llorca dans une étude pour l’institut Terram et la fondation Jean--Jaurès dans laquelle il dénonce une forme de "terroir-washing". L'arrivée des géants américains de la restauration rapide, de location meublée ou des plateformes de films sur ce créneau n'est pas sans poser un problème de "souveraineté narrative".

"Aux côtés du cinéma, de la télévision et de la littérature, il apparaît que les marques sont devenues l’une des instances principales de sécrétion d’imaginaires territoriaux." Dans une étude pour l’institut Terram et la fondation Jean-Jaurès, l'essayiste Raphaël Llorca se penche sur le poids grandissant du "territoire" dans les stratégies publicitaires des grandes marques et sur leurs effets dans la construction d'un imaginaire collectif. Historiquement, c'est Promodès avec sa marque Reflets de France lancée en 1996, reprise ensuite par Carrefour, qui a ouvert le bal. Trois ans plus tard, Leclerc embraye avec "Nos régions ont du talent", de même que Système U ("Le Savoir des saveurs"). En 2003, c'est au tour d'Auchan ("Produits de nos régions")… Une à une, toutes les grandes enseignes se sont mises sur le créneau en vogue du "local", développant leur marque de distributeur (MDD) consacrée aux territoires. Par ce biais, elles construisent autant de "récits" souvent éloignés de la réalité mais avec un certain succès. Ainsi, quand on demande récemment aux Français quelles sont les entreprises qui contribuent le plus au développement des territoires, ils placent Leclerc, Intermarché et Décathlon dans le trio de tête, devant La Poste, Le Crédit agricole, EDF ou bien la SNCF… 

2020, le "tournant territorial des marques"

"Avant même les grands opérateurs de banque et de service public, ce sont les enseignes de grande distribution qui sont plébiscitées", observe Raphaël Llorca qui creuse le sillon tracé avec son essai "Le Roman national des marques" (2023, éditions de l’Aube). Comme elle l'a fait avec la production équitable ou la bio, la grande distribution a bien su détourner le "local" à son profit, au détriment des circuits courts.

Dans un monde d'incertitudes, de crises répétées, alimentaires, sanitaires, inflationnistes, les marques de terroirs permettent de rassurer le consommateur et font office de "valeur refuge". C'est d'ailleurs, la crise de la vache folle qui a servi d'élément déclencheur. Les années 2020 marquées par le Covid sont venues confirmer ce "tournant territorial des marques". "La référence géographique – le 'local', le 'terroir' et, plus largement, l’inscription d’une marque dans un territoire – est en effet devenue une figure imposée du discours publicitaire", constate l'auteur. À leur tour, la restauration rapide, le tourisme et les transports ont compris le filon. Après le premier déconfinement, la SNCF s’est par exemple positionnée comme l’acteur qui "accompagne les Français dans leur retour au voyage, à la découverte des trésors de nos régions".

"Terroir-washing"

Raphaël Llorca pose la question de l'accaparement du narratif territorial par ces acteurs économiques qui ont leur logique propre et dont les répercussions peuvent être nombreuses, notamment sur l'attractivité. Il n'hésite pas à parler d'instrumentalisation, voire de "terroir-washing", à l'image du greenwashing, où les géants américains sont aujourd'hui à l'œuvre. Déjà en 1999, suite au démantèlement de son restaurant de Millau, McDonald's avait cherché à "neutraliser" ses origines américaines en surfant sur la fibre franco-française : McBaguette, arrivée de la salade dans les menus, présence au Salon de l'agriculture… Vingt ans plus tard, son principal concurrent Burger King a emprunté le même chemin (après avoir un temps quitté la France) allant même "un cran plus loin" dans le marketing du terroir, en déclinant ses hamburgers en autant de versions régionales. L'exemple typique est celui des "Masters auvergnats" qui intègrent cantal et fourme d'Ambert AOP… Ce qui lui permet de dissocier son nom de la "malbouffe". 

Dans la location touristique, la société Airbnb, de plus en plus contestée dans les grandes villes, s'est montrée très offensive à la campagne, laissant les Gîtes de France sur la touche. En 2019, l'Association des maires ruraux de France (AMRF) a ainsi décider de nouer un partenariat avec l'enseigne américaine dans le but affiché de "développer le potentiel touristique des petites communes de France". Trois ans plus tard, toujours en partenariat avec l'AMRF, Airbnb organise "très opportunément" un concours pour encourager les télétravailleurs à découvrir la "ruralité connectée". Depuis 2018, elle est présente au Salon de l'agriculture, pour dévoiler le palmarès des "dix communes rurales les plus accueillantes de France". Et depuis 2023, elle a son stand au Salon des maires…

Perte de "souveraineté narrative"

Airbnb, Burger King... Raphaël Llorca dénonce des "illusionnistes" qui se sont saisis de l'image du terroir pour mieux masquer leur modèle économique et pour "projeter des traits d’image qui leur sont favorables (une marque au service du développement économique des territoires, une marque intégrée à la nation française qui promeut les spécialités gastronomiques locales)". 

Avec l'essor des séries, le marketing territorial se joue désormais aussi sur les plateformes telles que Netflix qui, en 2024, a passé un partenariat avec Atout France au profit du "rayonnement culturel et touristique de la France". L'idée d'un "co-branding" ou d'un "partenariat public-privé gagnant-gagnant" ne résiste pas à l'examen de l'auteur : "Symboliquement, la hiérarchie est claire : la puissance publique est reléguée au rang d’entité avalisée", souligne-t-il, avant d'en venir à se poser cette question : "À qui appartient le pouvoir de raconter qui nous sommes, en tant que nation ?" Une question en forme de réponse qui, selon lui, soulève un problème de "souveraineté narrative". Les interrogations de l'essayiste semblent faire écho à la volonté du président de la République lors du lancement du plan d'investissement France 2030, le 12 octobre 2021, de "placer la France en tête de production de contenus culturels et créatifs". "Les séries, les films que nous regardons sur les plateformes comme Netflix, Amazon, Disney +, plus les jeux vidéo auxquels nos enfants sont confrontés forgent nos imaginaires, nos accès à l'information, mais aussi nos accès à des représentations, à des héros, une forme de nouvelle anthropologie collective", s'offusquait-il, appelant à reprendre la main. Et pourtant, lui-même annonçait récemment, dans un magazine américain vouloir, se "battre avec acharnement" pour que la série Emily in Paris, retransmise sur Netflix, reste dans la capitale. "Nous leur demanderons de rester à Paris ! Emily in Paris à Rome n’a aucun sens", déclarait-il, s'attirant les foudres du maire de Rome. 

Le problème pour Raphaël Llorca vient de ce que Netflix véhicule un "imaginaire national stéréotypé et tronqué", instaurant une "nouvelle hiérarchie des territoires" au profit de Paris et de quelques sites touristiques. Sur 70 lieux touristiques promus par la plateforme, 42 sont situés en Île-de-France contre un seul dans les Pays de la Loire. "Voilà adoubée par l’État une vision Netflix de la France qui n’est autre que le miroir du regard porté par l’Amérique sur ce pays du Vieux Continent."

 

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