Accompagnement social généraliste : un pilotage départemental à repenser, pour la Cour des comptes
Quelque 18.000 travailleurs sociaux des départements et des CAF accompagnent de façon "généraliste" des personnes en situation de fragilité sociale, pour favoriser leur autonomie. Dans un rapport publié le 20 janvier 2025, la Cour des comptes pointe le manque de données disponibles pour, d’une part, permettre aux organisations de piloter cette activité et, d’autre part, évaluer les effets de cet accompagnement sur les trajectoires des bénéficiaires. Elle recommande en particulier aux départements de cibler davantage les publics afin d’ajuster la durée et l’intensité de l’accompagnement aux besoins. En matière de formation, un effort de précision est demandé aux régions sur le recensement des besoins des territoires.
La Cour des comptes vient de publier un épais rapport sur "l’accompagnement social généraliste" dispensé par les départements et les caisses d’allocations familiales (CAF). Le périmètre retenu est celui de "l’accompagnement social faisant intervenir un travailleur social diplômé d’État, s’inscrivant dans la durée, suscitant l’adhésion de la personne accompagnée et visant à la progression de son autonomie", indiquent les auteurs. Ces derniers constatent l’absence de "définition officielle" permettant de distinguer cette modalité d’intervention – qualifiée de "composante essentielle du travail social" - d’une aide ponctuelle. Le rapport évoque également la diversité des organisations – et des choix de délégation à des partenaires, tels que des associations ou des centres communaux d’action sociale - mises en place dans les départements.
Une doctrine établie dans la branche famille, un accueil inconditionnel par les départements
18.000 travailleurs sociaux assurent cet accompagnement généraliste, dont 16.300 agents dans les départements et 1.700 dans les CAF, pour un coût annuel estimé à 1,2 milliard d’euros (dont 1 milliard pour les départements). La Cour précise bien que les contextes d’intervention sont différents et qu’ils ne sont donc pas comparables. D’un côté, les 101 CAF interviennent auprès de familles subissant des événements dits "fragilisants" (décès, séparation, impayés de loyers…), avec une diminution des effectifs de travailleurs sociaux depuis 2018 et une doctrine établie en 2019. 150.000 familles étaient accompagnées par la branche famille en 2022, soit 3% des foyers allocataires. De l’autre côté, les départements sont tenus d’"accueillir de façon inconditionnelle les publics", sont donc fortement sollicités (quelque 2 millions de personnes suivies) et "peinent souvent" à définir un cadre d’accompagnement, "ou seulement de manière parcellaire, et sans objectifs chiffrés".
Ces travaux ont donné lieu à trois enquêtes par les juridictions financières : deux sur l’accompagnement social généraliste dans les CAF et les départements centrées sur six départements (le Lot, l’Hérault, la Meurthe-et-Moselle, la Somme, le Val-de-Marne et le Val-d’Oise) et une troisième sur la formation des travailleurs sociaux dans les quatre régions correspondant à ces départements (Grand Est, Hauts-de-France, Île-de-France, Occitanie).
Le manque de données de suivi : "un enjeu majeur"
"En matière d’accompagnement social, la question de la disponibilité et de la fiabilité des données de suivi d’activité constitue un enjeu majeur", pointent les auteurs dès l’introduction. Sur les six départements considérés, deux ne disposaient pas de "système d’information (SI) permettant de gérer cette activité", deux "avaient bien les logiciels adéquats" mais relevaient d’"importantes difficultés techniques et d’appropriation par les travailleurs sociaux" et "seuls deux départements disposaient de données fiables, qui ont pu être exploitées de manière approfondie" - mais pas sur tous les indicateurs de l’enquête.
Cet enjeu est ensuite relevé tout au long du rapport. La Cour considère ainsi que le coût de cet accompagnement social est "maîtrisé", du fait de revalorisations salariales "proches des niveaux d’inflation cumulés" et d’un nombre de postes n’ayant pas augmenté (ayant baissé dans les CAF et "évolué de manière très contrastée dans les départements"). "L’efficacité de cette dépense est toutefois impossible à caractériser tant les études conduites sur les effets de l’accompagnement social sont inexistantes", déplorent les magistrats financiers. Les causes invoquées par les départements à propos de ce manque d’études sont diverses : complexité de l’exercice du fait du caractère multi factoriel des situations de fragilité, manque de moyens, "obstacles en matière de protection des données personnelles", "réticences de principe de la part des travailleurs sociaux". Ainsi "près de la moitié des travailleurs sociaux des départements considèrent qu’il est ‘rarement’ possible d’apprécier les impacts de leur accompagnement", indique la Cour des comptes, sur la base d’un sondage mené auprès de travailleurs sociaux.
Un tel flou alimente-t-il la perte de sens et de motivation des travailleurs sociaux ? Des entretiens menés avec des travailleurs sociaux confirment les constats bien documentés dans les travaux du Haut Conseil du travail social (voir notre article) : "le sentiment d’être débordés par le flux" de personnes ayant besoin d’accompagnement, de ne pas disposer des conditions de travail qui leur permettraient d’apporter une réponse qualitative, de devoir consacrer de plus en plus de temps à du travail administratif au détriment de l’accompagnement des personnes.
Davantage de rendez-vous = davantage de résultats
Les travailleurs sociaux des CAF sont plus enclins à considérer que les effets de l’accompagnement social sont "souvent mesurables" (68% des sondés, contre 48% parmi les travailleurs sociaux des départements interrogés). La Cour des comptes met cet écart sur le compte d’une différence d’approche de la durée de l’accompagnement (il y a un début et une fin dans les CAF, ce qui n’est pas toujours le cas dans les départements) et sur l’appropriation, par les travailleurs sociaux des CAF, de l’outil de suivi de l’activité Gesica. Cet outil permet de définir des objectifs de suivi et de mesurer l’atteinte de ces objectifs en fin d’accompagnement, là où la réalisation d’un "bilan formalisé" serait rare dans les départements.
A l’issue d’un sondage mené auprès d’échantillons de personnes accompagnées par les CAF et les départements de l’enquête, la Cour des comptes s’étonne de la "forte satisfaction" des personnes, liée notamment au "sentiment de soutien" que leur apporte l’accompagnement, et cela malgré des effets limités ou une absence d’effets de ce suivi sur leur situation. Les effets jugés les plus positifs portent sur l’aide aux démarches administratives. Mais surtout, selon les réponses des personnes interrogées, la situation s’améliore d’autant plus que les rendez-vous sont plus nombreux (plus de 60% s’il y a eu sept rendez-vous par an ou plus, contre 40% s’il y a eu moins de trois rendez-vous). Or, le nombre de rendez-vous annuels assurés en moyenne par un travailleur social est estimé à 3,7 dans les départements et 3,9 dans les CAF. Et des écarts importants sont observés parmi les six départements considérés (57 à 164 familles suivies simultanément par un travailleur social et 224 à 326 rendez-vous par an).
Objectifs, ciblage, protocoles : un pilotage à renforcer
La Cour des comptes appelle donc à augmenter le nombre de rendez-vous assurés en moyenne dans l’année par un travailleur social, tout en définissant un objectif de nombre de familles suivies par chacun d’eux. Cela passe par le fait de "cibler de manière plus précise et objective les publics" pour pouvoir "augmenter l’intensité en l’adaptant au besoin des bénéficiaires". Les recommandations portent donc globalement sur le pilotage : les départements sont invités à "définir l’accompagnement social, formaliser ses étapes et son contenu", à "fixer ses objectifs, notamment chiffrés, pour assurer son application uniforme sur le territoire départemental". Départements comme CAF devraient également procéder systématiquement à un bilan, à intervalle régulier et "avant la sortie du dispositif" - et également "assurer le suivi des sorties". La Cour recommande également de "réaliser des études de trajectoires des personnes accompagnées" et d’"évaluer les effets de l’accompagnement". Et préconise de combler les lacunes en termes de systèmes d’information, en garantissant l’appropriation de ces derniers par les travailleurs sociaux.
Créer un diplôme unique du travail social pour les trois principaux métiers
Un rapport annexé au rapport principal porte en outre sur la formation initiale des travailleurs sociaux, avec cinq recommandations spécifiques. Constatant les difficultés d’attractivité du métier d’assistant de service social, encore plus prononcées que pour les autres métiers, la Cour appelle à "créer un diplôme unique du travail social pour les diplômes d’État d’assistant de service social, de conseiller en économie sociale familiale et d’éducateur spécialisé". Deux recommandations sont en outre adressées aux régions, appelées à recenser de façon quadriennale les besoins en recrutement des employeurs à court et moyen termes en amont des schémas régionaux des formations sanitaires et sociales – le rapport fournissant plusieurs exemples montrant que les données actuellement recueillies ne sont pas suffisamment précises pour réaliser une planification fiable. Un effort d’"objectivation" est également demandé aux régions concernant le calcul des dotations aux instituts de formation.