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Amiens : quand la maison de la culture fait le mur

Fermés durant de longs mois, les lieux de culture – tout au moins côté secteur subventionné – ont pour la plupart tenté d'inventer d'autres choses pour maintenir un lien avec le public. Tel a été le cas pour les scènes nationales, qui ont poursuivi leur travail de création et ont multiplié les actions hors-les-murs, souvent en partenariat avec d'autres acteurs de leur territoire. Exemple avec la Maison de la culture d'Amiens, qui a diversifié ses modes d'intervention, notamment en direction des jeunes. Au moment où l'établissement se prépare à rouvrir ses portes, son directeur, Laurent Dréano, estime que cette expérience contrainte a, presque paradoxalement, pu apporter une visibilité nouvelle à la dimension territoriale et sociale de leur mission.

La rue des 3 cailloux, l'artère piétonne qui traverse le centre historique de la ville, est quasi déserte en ce samedi après-midi ensoleillé d'avril. Logique. Tous les commerces non-alimentaires qui participent de son attractivité sont fermés. On débouche sur le parvis de la Maison de la culture. Et là, l'espace est étonnamment animé. Des passants s'arrêtent. Certains s'approchent de tables garnies d'affiches et flyers. Des conversations s'entament. Certains regardent le patchwork des créations visuelles qui habillent les façades de verre du bâtiment. D'autres encore lèvent le nez pour découvrir une gigantesque bâche apposée là tout en haut, sur le mur de la cage de scène. On aperçoit aussi quelques allées et venues dans le hall du bâtiment. Pourtant, la Maison de la culture est évidemment fermée au public. Comme le sont tous les lieux de culture depuis six mois. Voire depuis plus d'un an si l'on exclut la parenthèse de l'été. Et elle ne sait toujours pas exactement quand elle pourra rouvrir ses portes. Dans tous les cas, les équipes se préparent à cette échéance. Quitte à s'adapter, par exemple en commençant par ne rouvrir qu'une partie des espaces. Et en réalité, le lieu ne s'est jamais vraiment arrêté de fonctionner.

Lieu de diffusion, mais aussi de création et de production

Nous sommes à Amiens, devant la MCA. La Maison de la culture d'Amiens, c'est l'une des 74 scènes nationales que compte le pays, dénomination venue il y a vingt ans réunir sous un même label les maisons de la culture, les centres d'action culturelle et centres de développement culturel – autant de lieux hérités, au fil des décennies, de l'ère Malraux. C'est d'ailleurs le ministre des Affaires culturelles de de Gaulle qui, en 1966, inaugure la MCA. C'est alors la quatrième maison de la culture du pays, mais la première à avoir donné lieu à la construction d'un bâtiment nouveau.

Cinquante-cinq ans plus tard, ce paquebot de béton et de verre est bien le navire amiral culturel de la capitale picarde et de ses environs. En tant qu'établissement public de coopération culturelle (EPCC), la gouvernance et le financement de la MCA reposent aujourd'hui sur l’État (ministère de la Culture / Drac Hauts-de-France) et Amiens Métropole, ainsi que le conseil régional. Lieu de diffusion pluridisciplinaire – musique, danse, théâtre, cinéma, arts plastiques… – mais aussi lieu de création et de production. En plus de ses trois salles de spectacle, dont une de plus de 1.000 places, et de ses espaces d'exposition, la MCA c'est aussi un cinéma art et essai, des résidences d'artistes, un studio d'enregistrement et même un label de production musicale (le Label Bleu), des actions en direction des scolaires… et une multitude de partenariats.

Ce samedi 17 avril justement, une petite partie de ces partenariats est donnée à voir sur le parvis. Le fonds régional d'art contemporain (Frac) Picardie, à l'occasion de l'opération nationale "Les Frac à l'air libre", est sur les lieux pour exposer les œuvres de deux artistes. Et l'association "On a marché sur la bulle" présente ce jour-là aux Amiénois le programme de la 25e édition du festival Les Rendez-vous de la bande dessinée, qui doit cette année se dérouler les 5 et 6 juin puis se poursuivre chaque weekend de juin. Elle dévoile aussi pour l'occasion l'affiche signée cette année Cyril Pedrosa, y compris en format géant (c'était donc ça, la bâche de 400m2). Les organisateurs de cet important festival de BD, qui réunit en moyenne chaque année 30.000 visiteurs à la halle Freyssinet d'Amiens, prévoient pour cette fois des formats innovants, adaptés à la situation sanitaire, et savent qu'ils devront pouvoir ajuster le tir en fonction des consignes du moment. En avril, l'incertitude était encore très forte. Près de 90 auteurs avaient toutefois été invités. Expositions, ateliers, projections, rencontres, dédicaces… L'une des expositions sera consacrée à la célèbre cathédrale d’Amiens, à travers l'œil et le crayon d’une cinquantaine d’auteurs. Comme chaque année, une autre exposition –  "L'Âge d’or", du même Cyril Pedrosa –  se tiendra à la MCA elle-même .

Développer d'autres formes d'interventions

Des partenariats et des liens, la MCA en a avec de multiples autres acteurs à l'échelle de la métropole voire de la région. Le Musée de Picardie, l'École supérieure d'art et de design d'Amiens, l'Orchestre de Picardie, des théâtres, des centres chorégraphiques… "Il est essentiel que les acteurs culturels du territoire travaillent ensemble, que nous trouvions sans cesse des croisements", explique Laurent Dréano, directeur de la MCA depuis 2018, ajoutant : "Cela rend nos actions plus visibles et contribue d'ailleurs à ce que les élus de la ville et de la communauté d'agglomération prennent conscience de notre rôle pour le territoire."

Tout ceci ne s'est pas interrompu pendant les mois de fermeture au public. Les liens se sont peut-être même renforcés. Ne serait-ce que parce qu'il a parfois fallu se montrer solidaires pour que les uns et les autres puissent en partie poursuivre leur travail de création (la grande salle de la MCA a par exemple été prêtée à l'Orchestre de Picardie afin que les musiciens puissent répéter tout en respectant les distances requises). Mais aussi parce que tout le monde a dû se mettre à développer d'autres formes d'interventions.

Pour la MCA, l'enjeu a bien été de continuer à remplir non seulement sa mission de soutien à la création mais aussi, malgré tout, à mener des actions en direction du public. Ou des publics. L'idée selon laquelle les scènes nationales se doivent d'"être présentes partout où elles peuvent l'être" a bien gardé tout son sens durant cette période, estime Laurent Dréano. Certes, il a fallu suivre de très près le contenu des restrictions sanitaires et jongler un peu avec les règles. Les représentations pour les professionnels ont pu avoir lieu, les résidences d'artistes ont pu se poursuivre, les élèves de 3e cycle de conservatoire ont pu être accueillis… et les actions en direction des scolaires et des étudiants se sont multipliées. Un Don Quichotte pour trois comédiens est allé dans les écoles et collèges. Les lycéens n'avaient pas le droit de venir à la MCA mais celle-ci a pu venir à eux, notamment au lycée La Providence qui dispose d'un théâtre de 400 places. L'accueil de petits groupes de scolaires pour des "actions de médiation culturelles" ayant été autorisé, des enfants ont pu se rendre à la MCA pour profiter de certaines créations. Des visios avec les étudiants ont été organisées. Enfin, le vaste projet au long cours Entropic Now, initié dès 2019 par le chorégraphe Christophe Haleb avec des dizaines de jeunes Amiénois a pu être mené à son terme – une représentation était d'ailleurs organisée ce samedi pour les professionnels et les partenaires, d'où la porte entrouverte de la MCA ce jour-là (voir notre encadré ci-dessous).

Un public à "aller chercher"

"D'ordinaire, le service relations publiques d'un lieu comme le nôtre consacre beaucoup d'énergie à remplir les salles. Alors disons que ces derniers mois, nous sommes allés chercher un public ailleurs…", résume Laurent Dréano. "Et lorsque c'est nous qui allons vers le public, nous couvrons un territoire plus large et touchons des personnes qui ne seraient pas venues chez nous", se félicite-t-il. S'agissant de l'importance particulière accordée aux actions menées en direction des jeunes, on n'oubliera pas qu'Amiens avait reçu le titre de Capitale européenne de la jeunesse 2020… et l'a exceptionnellement conservé pour 2021 du fait de la longue parenthèse Covid.

Comme pour la plupart des lieux culturels, le numérique a joué son rôle pendant les mois de fermeture avec, par exemple, la diffusion en ligne d'un concert de l'Orchestre de Picardie, des contenus vidéo sur les réseaux sociaux… La période a ainsi conduit à développer la complémentarité entre "territoire physique et territoire numérique", constate Laurent Dréano, qui juge toutefois que rien "ne remplacera l'émotion de l'expérience physique".

Finalement, parmi tout ce qui a été expérimenté pendant la mise sous cloche des lieux de culture, certaines choses seront-elles poursuivies ? Oui, répond Laurent Dréano. "Notre public fidèle, il reviendra ; le défi restera ceux que l'on doit aller chercher" hors-les-murs. Et là-dessus, la MCA a finalement peut-être gagné en visibilité. C'est d'ailleurs ce que constatent aussi ses homologues, réunis au sein de l'Association des scènes nationales. Laurent Dréano insiste plus que jamais sur le rôle central, dans son travail, de la dimension du "lien social", voyant dans cette maison de la culture un élément de "valorisation, d'attractivité d'un territoire" et même "de fierté pour ses habitants".

  • Entropic Now, la jeunesse d'une ville en mouvement

Entropic Now, c'est de la danse, de la performance, du cinéma, des arts plastiques, du son. Une démarche clairement artistique donc. Mais tout autant une démarche biographique, sociologique et, dira-t-on, urbanistique. C'est le chorégraphe marseillais Christophe Haleb qui en est le concepteur et chef d'orchestre. Ici à Amiens, dès fin 2019, Christophe Haleb est allé à la rencontre de dizaines de jeunes. Certains sont lycéens en option danse ou cirque, étudiants, d'autres ont été approchés dans les rues de la ville et sont skaters ou "traceurs", d'autres encore sont en lycée professionnel. Il les embarque dans son projet. Il les invite à lui montrer leurs lieux – une friche, un paysage, un bâtiment… Là, il les filme. Les fait danser. Et les invite à parler. Ils parlent d'eux, de leurs modes de vie, valeurs, craintes, aspirations. Des portraits au fil desquels se dessine celui d'une jeunesse d'aujourd'hui, qui témoigne en pleine crise sanitaire sans qu'il en soit directement question. Cette jeunesse est d'Amiens, elle pourrait être d'ailleurs, même si chaque territoire dit forcément un peu sa propre histoire, ne serait-ce que par la forme urbaine qui est donnée à voir. Ici en tout cas, il y est beaucoup question de solidarité. Ce 17 avril dans le hall Matisse de la MCA, ce projet a pris corps par une représentation mixant une performance chorégraphique d'une partie de ces jeunes et la projection, en parallèle sur plusieurs grands écrans, de toutes ces séquences filmées. Le ou les films resteront, en différents formats (certains sont visibles sur le site de la compagnie, d'autres sont en cours de montage). Ce projet Entropic Now, Christophe Haleb, avec sa compagnie La Zouza, l'a déjà mené à Fort-de-France (Martinique), à La Havane, à Marseille, Lyon, Valence, puis Paris. Il participera à la Biennale de la danse de Lyon en juin. Le travail réalisé avec les jeunes de la capitale et de La Courneuve sera quant à lui à découvrir en juillet au Carreau du Temple.

 

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